9 janvier 2012

C’est sur le pas de la porte que ça s’est passé. Rien ne l’avait prévenu. Putain parfois on pourrait lui faire un signe du bras, un clin d’œil, quelque chose. Rien. Il s’est avancé sur le seuil, comme chaque jour il a sorti la clef de sa poche, bruit de métal et derrière la porte bruits d’enfant, quand son œil, perdu dans le vague, a émis un autre bruit : sploc. Une douleur a parcouru son corps. Il a mis sa main sur sa paupière. Puis, lentement, il l’a ouverte. Il a regardé autour de lui. Il a essayé de faire le net. Il n’y est pas parvenu. Son œil a continué à le brûler, il a ouvert la porte, son fils a couru vers lui, il l’a pris dans ses bras, comme une envie de pleurer.
Son fils est redescendu. Il regarde. Le vase, le petit meuble de l’entrée, la télé au fond, les étagères, les livres, tout baigne loin de lui. Il s’avance vers le miroir. Un vaisseau a éclaté, formant une petite boule de sang. Rien de bien méchant.
Son œil l’a brûlé tout le jour, le lendemain, toute la semaine.
Il a eu peur dans le noir, le premier soir, et le second aussi. Sa femme a essayé de le rassurer, une petite brûlure passagère, on ira voir l’ophtalmo, c’est rien, surtout ne t’inquiète pas, si tu t’inquiètes c’est pire. Oui, mais ça fait mal tout au fond, derrière l’œil, dans le crâne.
Il se regarde dans la glace. La petite tache de sang du premier jour s’est agrandie, elle menace dorénavant la pupille. Une flaque rouge dans l’eau salée.
Jeudi. La tache grandit. Quand il regarde à droite, l’armoire se gonfle de sang.
Samedi. Il nage dans un aquarium où flottent les tripes d’un poisson mort.
Dimanche. Il pleure recroquevillé sur le canapé.
Lundi. Il ne va pas travailler.
Et mardi, miracle, la flaque est retournée à la mer, son œil redevient clair.
Il crie, il saute, il embrasse sa femme.
Tout est fini.
Les jours passent. Il redécouvre le monde comme un enfant. Tout est neuf. Pourtant, quelque chose semble avoir changé entre temps. Il voit certes les choses avec netteté, mais il y a comme un écran entre elles et lui. Quand il s’approche de la table, sa main ne l’atteint pas. Il s’approche, elle recule. Ça paraît con comme ça, une table qui recule, au début on rigole, on s’avance un peu plus, elle s’échappe. On rit un peu moins déjà. On recommence. Il y a un espace immense entre elle et lui. Et puis finalement, coincée contre le mur, elle se rend.
Il a demandé au docteur Michel ce qu’il en pensait. Un traumatisme dû à l’occlusion de la rétine, ne vous inquiétez pas. Vous avez eu peur de perdre la vue. Votre cerveau est méfiant. C’est un cas courant. Il vous joue des tours. Il va se calmer.
Très bien.
Il est content quand même que la tache soit partie, ça lui faisait un mal de chien. Ils boivent ce soir-là un champagne rosé avec sa femme, ils font l’amour aussi lui semble-t-il.
Il retourne au bureau, il salue les collègues, on s’inquiétait, il fallait pas.
Il prend son enfant dans ses bras, il monte dans son Opel, il rit en écoutant un humoriste à la radio.
Il va acheter du thé vert après le boulot car sa femme aime bien ça, ça la détend.
Et puis ce matin, il se lève. Il se regarde dans le miroir, il se rase, il enfile une chemise, se chausse, boit son café. Il regarde ses chaussures. La table. L’étagère du fond. Ce n’était pas la flaque. Ce n’était pas le cerveau. Il regarde les immeubles au loin. Il n’y comprend plus rien.
Il fait comme si. Il s’est fait une spécialité de déposer les ennuis sous l’oreiller, il sait agir avec délicatesse et fermeté, les soucis étouffent sans un bruit. Il monte dans la voiture. Il arrive au bureau. Il a mal à la tête. Tout va bien. Il bosse dur. Il sait faire. À midi, il va déjeuner avec ses collègues, il reprend deux fois du fromage, il lance un ou deux traits d’esprits qui font mouche. Qu’il est spirituel, pense Jacqueline en se mouchant dans sa serviette. Il retourne au bureau. Il épluche les dossiers. Il y en a beaucoup. L’un d’eux est vert. Il l’a justement entre les mains. Il l’observe. Il regarde la forme, la couleur, l’épaisseur, et ça le traverse comme un pic : il ne comprend rien. Ni à la forme, ni à la couleur, ni à l’épaisseur. Ses mains laissent tomber le dossier. Il a soudainement très chaud. Il se lève. Il a envie de frapper quelque chose. Tous les dossiers le regardent. La table aussi. Calme-toi. Il s’assoit.
Mais l’assaut reprend. La table, le porte-manteau, l’étagère, tous semblent se moquer de lui. Après dix minutes passées à observer l’éclat de la lampe, il la renverse de la main droite, se lève et rentre chez lui.
Deux aspirines, un bain chaud, son sang s’apaise. Il s’endort comme un enfant.
Mais en ouvrant les yeux à 7h45, il comprend tout de suite que rien n’a changé. Alors, vaillant, il décide d’accepter le combat.
Il descend acheter une caisse d’oranges, cinq bouteilles d’eau, du jambon de pays, et tous les journaux et magazines du kiosque d’en face. Il s’assoit devant la table en bois du salon et il commence à feuilleter. Une heure plus tard, il court vomir aux toilettes. Saletés d’oranges. Il revient au salon et jette tous les journaux par la fenêtre. Un nouveau film anglais, une répression, une bulle immobilière, mais rien sur le vert, le soleil ni l’étagère. Il referme la fenêtre.
Il redescend dans la rue et s’assoit sur un banc. Il va observer le manège. Il suffit d’affûter le regard, de froncer les sourcils, et on devrait comprendre. Il ouvre les yeux. Les gens vont au bureau et en reviennent. Certains soufflent, d’autres courent. Quelques-uns parlent seuls. Au bout de dix minutes, il se lève. Il va leur parler. Le son de leur voix. Il s’approche. Une femme répond à sa question. Il ne comprend pas ce qu’elle dit. Sa bouche s’ouvre et se ferme, des sons en sortent. Il fait demi-tour et s’enfuit.
Il roule des heures entières. Son téléphone sonne, il ne décroche pas. Des paysages défilent derrière la vitre. Ils le regardent. Ils sont là depuis toujours. Ils ne bougeront pas. Pourquoi ? Il ouvre la vitre et crie. Personne ne répond.
Il ne fait pas demi-tour pour autant. À force de froncer les sourcils, le mal de tête est revenu. Des voitures roulent dans les deux sens. Les gens se rendent dans des lieux. Ils vont vite. Leurs feux tremblent un instant devant lui puis disparaissent.
Il dort ce soir-là dans une auberge de bord de route. Il repart le matin. Coup de fil au bureau, une pneumonie, une vraie saloperie, mais bon, en fin de semaine je devrais être de retour. Il roule tout le jour. Dort dans un Ibis. Quelque chose lui fait mal. Il se réveille en sursaut. Dans le noir, il se demande ce qu’il fait là. Il se rendort au petit matin.
Lorsqu’il ouvre à nouveau les yeux, c’est fini. Il le sait tout de suite. Ça se voit au contour des choses. Il s’assoit sur le lit. Tout est en place. La télé sur sa table, le couvre-lit sur le côté, la température est la bonne, il a envie d’un café.
Il profite du petit déjeuner inclus et reprend le chemin de la ville. Il sifflote. Les paysages sont exactement au même endroit qu’à l’aller, mais cette fois, c’est le fruit d’une évidence. Ils ne pourraient pas être ailleurs. Et ça fait un bien fou.
Il retrouve sa maison, sa femme, son enfant. J’ai eu peur, tu sais, elle lui dit. Je suis désolé, je ne sais pas ce qui s’est passé. Mais ça ne se reproduira plus, je te le promets. Il prend une longue douche dont il savoure chaque goutte. Il regarde l’émail blanc. Il sourit.
Les jours retrouvent leur clarté.
Il sourit à ses collègues, il dîne parfois en ville, il fait des projets de vacances, Bali, sans doute.
Les couleurs sont ce qu’elles sont, les formes aussi.
Mais parfois, le soir, lorsqu’il éteint la petite lampe de chevet et se recroqueville, il sent derrière ses yeux, tout au fond de l’obscurité, une tache plus noire encore qui attend en silence, et il sait qu’elle viendra, un jour, percer un œil, puis l’autre. Il sait qu’elle reviendra et que, cette fois, ce sera pour gagner.

Par Pierre Ducrozet

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