9 octobre 2021

Rungis, ce n’est pas que le marché de gros, transféré depuis les Halles en 1969, avant la démolition des pavillons Baltard. Initié en 2020 par Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle dans une commune aux ressources culturelles et musicales méconnues, le Festival Piano-Piano a été voulu pour combler une lacune dans le paysage musical : il n’existait jusqu’alors aucune manifestation dédiée au répertoire pour quatre mains et deux pianos, qui recèle pourtant des trésors cachés. Les co-directeurs artistiques, en couple sur scène comme à la ville, et qui viennent de ressusciter le concerto de Victor Babin, ne diront pas le contraire. Dans une édition 2022 qui, libérée des contraintes sanitaires, a pris son rythme de croisière, Yaara Tal et Andreas Groethuysen, l’un des grands duos à quatre mains et deux pianos d’aujourd’hui, à la tête d’une très vaste discographie, illustre cette belle curiosité.

Dans la Grange Sainte-Geneviève, aux dimensions intimistes idéales, les deux solistes ouvrent la soirée avec les Huit Variations sur Ein Weib ist das herrlichteste Ding – un air de l’opéra Le jardinier stupide de Schack et Schikaneder, l’auteur du livret de La flûte enchantée –, page des derniers mois de la vie de Mozart, transposée au dix-neuvième siècle pour deux pianos par Rheinberger. La mélodie porte l’empreinte de son inspiration populaire, et assume une fonction d’abord apéritive.

Beethoven et Bach réinventés

Le talent des interprètes se trouve mieux mis en valeur dans les Variations sur un thème de Beethoven op.35 de Saint-Saëns – celui du Trio du Menuet de la Sonate n°18 de Beethoven. Le génie du compositeur français est d’avoir réussi à reconstituer, en développant les potentialités de ce motif simple, une sonate beethovienne posthume en quatre mouvements, apocryphe dans les faits mais pas dans les procédés d’écriture du maître allemand, repris avec une exquise alchimie de déférence et d’humour qui culmine dans un finale enlevé où l’énergie du Romantisme allemand se colore d’une légèreté brillante, idiomatique de Saint-Saëns. Dans cette réinvention de l’histoire de la musique, le duo israélo-germanique distille un délicieux mélange de clarté formelle et d’aisance concertante.

La réécriture du patrimoine, une des sources significatives du répertoire à quatre mains et deux pianos, s’affirme jusqu’à aujourd’hui avec les Dix-huit études d’après L’art de la fugue de Bach que Reinhard Febel a composées en 2013 et 2014. Du recueil sont proposés sept numéros de ces variations sur l’oeuvre du Cantor de Leipzig, donnant un aperçu de cette mosaïque qui dépasse le simple exercice de style et sait atteindre une saisissante profondeur de sentiment, dans une sorte de fidélité par la trahison vis à vis de l’opus source, entre dilatation du discours et recomposition rythmique. L’ultime étude, Maestoso ma molto calmo reproduit l’interruption du manuscrit que la mort n’a pas permis à Bach d’achever, prolongée dans l’écho d’un postlude dans les graves. Un moment d’intense recueillement qui confirme qu’au Festival Piano Piano de Rungis, les sommets de la musique peuvent en cacher d’autres.

Par Gilles Charlassier

Festival Piano Piano, Rungis, Grange Sainte-Geneviève, concert du 30 septembre 2022.

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