24 février 2012
Dominique Fabre/ Le coeur gros

C’est toujours la même histoire. Quelqu’un commence à parler et vous savez. Il peut toujours continuer, si ça lui chante, c’est trop tard. Il a un ton, il n’en a pas, pas grand-chose à y faire. Un écrivain, ça se reconnaît au premier coup d’oreille. Il sonne, ou pas. Dominique Fabre sonne.

C’est d’ailleurs souvent l’histoire de trois fois rien. Ici, comme ailleurs (Beckett, pour regarder vers le haut), c’est une sorte de fausse maladresse qui donne le la. Le mot est juste à côté de là où il devrait se trouver, et ça change tout : « Les appartements où on meurt aussi et où on a des plus ou moins belles vies sans bruit dans les couloirs. », « Il faudrait s’arracher le cœur mais à vingt ans, on est moins sensibles aux autres, après, il sera presque trop tard peut-être bien. » C’est dans le boitement que ça se joue, au cœur comme dans la phrase, on résonne juste à côté, et ça fait un mal de chien dans la poitrine. Car il est question de poitrinaires dans Il faudrait s’arracher le cœur. Les décors sont trop petits, la vie trop humide, on n’était pas faits pour ça, pas montés pour. Alors il faudrait s’arracher le cœur, sûr, comme s’y essaient deux amis du narrateur, se l’arracher, qu’est-ce qu’on pourrait bien faire d’autre – on a le cœur pas bien vaillant, comme dans les livres d’Henri Calet, alors les médicaments, la poudre, sous le ciel sans remède. Jérôme, l’ami du squat de Gennevilliers « voulait bien essayer de s’y mettre finalement, à la vie, mais il ne savait pas comment s’y prendre ». Sa copine part pour l’Argentine et le prie de l’accompagner. Il refuse. Il ne peut pas. Quelque chose de poisseux le retient. Il sait qu’il va rater le train et il le rate quand même. Il était pas fait pour ses habits. On l’enterrera un jour d’automne.

Des vies boiteuses

Tout le monde, ici, a des vêtements trop grands pour lui, jusqu’au père du narrateur, qui disparaît au coin de la rue avec sa petite valise, abandonnant ses enfants à la grisaille d’Asnières. « Je vais devoir vous laisser », leur dit-il avant de fermer la porte. C’est le deuxième leitmotiv d’un livre qui en compte trois, comme autant de mouvements en la mineur. Celui-ci sonne creux. Le premier était une injonction désolée, le deuxième est un leurre. C’est le refrain des adultes qui essaient en vain de colmater les brèches avec leurs phrases toutes faites. Je vais devoir vous laisser ? Lorsque le narrateur revoit son père des années plus tard, il préfère se boucher les oreilles plutôt que d’entendre à nouveau les phrases qui font schploc. Il est parti, ils ont dû faire sans lui, il n’y a rien à ajouter. Dix ans plus tard, avant de fermer la porte du bar, c’est l’enfant qui se retourne et chuchote qu’il va devoir, malheureusement, laisser l’improbable revenant.

 « Qu’est-ce que je voulais dire, pas la messe bien sûr ? « est le dernier bégaiement, de la grand-mère, cette fois, comme un ultime effort pour se souvenir de ce qu’elle voulait dire et ne pas sombrer, déjà, dans l’oubli. Dernier refrain pour ne pas mourir – elle ne veut pas déménager, à Ménilmontant elle était bien, c’était sa vie, elle finira dans une tour de Noisy, à côté du centre commercial de Rosny 2. Elle aura finalement tout oublié. Restent sa phrase, et les Kabyles sur leurs chaises qui la regardaient passer.

Trois mouvements pour une même mélancolie sans violons. Trois phrases pour soulever en douceur la poussière. Ses phrases à lui, Dominique Fabre, elles boitent et se succèdent dans un zig-zag qui finit par créer un swing singulier. On se déplace en pas de côté dans le paragraphe, on saute d’une chose à l’autre et l’image nouvelle jaillit . Ça paraît technique or tout est là. C’est très beau. Ça semble ne pas y toucher, et ça appuie sur la gorge.

On lit des livres et parfois on trouve des écrivains. En voilà un.

 Par Pierre Ducrozet

Il faudrait s’arracher le cœur, Dominique Fabre, Éditions de l’Olivier, 222 p., 18 €

 

Articles similaires