La recréation d’Achille in Sciro de Corselli constitue un moment symbolique particulier de la saison du Teatro Real. C’est cet ouvrage baroque méconnu que la scène madrilène s’apprêtait à donner lorsque, à quelques jours de la première, le confinement a figé la vie culturelle de la capitale espagnole comme de toute l’Europe, et même du monde entier. Joan Matabosch, le directeur du Teatro Real, tenait à ce que tout ce travail ne reste pas vain et rencontre le public. La promesse a enfin été tenue presque trois ans plus tard. Au-delà des circonstances, la redécouverte de l’ouvrage de Corselli dévoile un pan oublié et important du patrimoine musical espagnol, le compositeur italien ayant été maître de chapelle à la cour de Madrid pendant trois décennies, au milieu du dix-huitième siècle.
Coproduit avec le Theater an der Wien, le spectacle de Mariame Clément inscrit les péripéties d’Achille à Skyros, où sa mère Thétis l’a caché pour qu’il échappe aux risques de la gloire militaire sur le chemin de laquelle Ulysse et ses amis vont le ramener, dans une scénographie vaguement troglodyte dessinée par Julia Hansen, aux couleurs vives sinon artificielles, sous les lumières d’Ulrik Gad. Cet épisode mythologique qui a largement inspiré les arts, et en particulier l’opéra, avec pas moins d’une quinzaine d’opus sur le livret qu’en a tiré Métastase, est visuellement traité selon une certaine fantaisie qui rejoint celle de la distribution vocale, avec des tessitures qui ne coïncident pas avec le genre des personnages – à rebours des attentes que le cinéma a consolidées chez le public d’aujourd’hui. Les reliefs du décor présentent l’avantage essentiel de jouer avec les ruses et les dissimulations de l’intrigue, sans oublier les séquences chorégraphiées par Mathieu Guilhaumon. La principale trouvaille de la mise en scène reste cependant l’intervention, en forme de prologue et d’épilogue, de figurants de l’Infante d’Espagne et du Dauphin de France dont les noces en 1744 avaient donné lieu à des festivités qui comptaient la création d’Achille in Sciro de Corselli : une mise en abyme des cérémonies à près de trois siècle de distance.
La victoire de la musique
Car l’essentiel demeure bien entendu la musique, dont Ivor Bolton, avec les pupitres du Monteverdi Continuo Ensemble, renforcés par les effectifs de l’Orchestre Baroque de Séville, fait ressortir la vitalité et les saveurs, dans des textures à la fois alertes et nourries, qui soutiennent un beau plateau vocal. Doublure de Franco Fagioli qui a dû renoncer à la première, Gabriel Diaz impressionne en Achille par un engagement et une virtuosité qui consolent la défection du contre-ténor argentin. Dans la même tessiture,Tim Mead colore la vaillance rusée d’Ulysse en s’appuie sur une musicalité dont on a plusieurs fois applaudi les ressources élégiaques, et qui démontrent une palette expressive élargie. Francesca Aspromonte fait valoir la séduction de Deidemia, tandis que Sabina Puertolas en révèle un avatar plus corsé pour Teagene. Arcade et Nearco reviennent aux deux ténors complémentaires que sont Krystian Adam et Juan Sancho, quand le seul rôle grave de la pièce, Lycomède, est assumé avec autorité par Mirco Palazzi. Les quelques interventions chorales sont préparés par Andres Maspero. Plus encore que l’enrichissement du répertoire baroque par un opus marqué, à l’aune de l’esthétique de son temps, par une certaine extraversion vocale, cet Achille in Sciro vaut d’abord comme symbole de la victoire de la musique sur les contraintes circonstancielles, par-delà les frontières de répertoire.
Par Gilles Charlassier
Achille in Sciro, Teatro Real, Madrid, du 17 au 25 février 2023