28 août 2013
Quintessence orchestrale au bord du lac


A l’orée de la Seconde Guerre Mondiale, le 25 août 1938, Arturo Toscanini dirigeait à Lucerne un orchestre spécialement constitué pour l’occasion. Si la formation n’a pas résisté, le Festival de Lucerne (baptisé initialement Semaines internationales de musique) était né, lequel se tient depuis 1999 au Palais de la culture et des congrès (Kultur und Kongresszentrum Luzern, abrégé en KKL) dessiné par Jean Nouvel, sans doute l’une des plus grandes réussites de l’architecte français. Soixante-cinq ans plus tard, Claudio Abbado ressuscitait, avec les solistes des plus grandes phalanges européennes, le Lucerne Festival Orchestra, qui célèbre cette année son dixième anniversaire, alors que le maestro italien souffle ses quatre-vingt bougies.

Une Inachevée d’anthologie

Après avoir, comme de coutume, ouvert les festivités – pour cette édition avec la Troisième de Beethoven – Claudio Abbado et l’orchestre du festival associent pour leur second concert, également très attendu, deux symphonies inachevées, la Septième de Schubert, justement appelée L’Inachevée (auparavant classée comme Huitième avant que la numérotation ne soit revue), et la Neuvième de Bruckner. Comme sur un lit de velours, le fameux murmure des cordes par lequel commence l’opus schubertien se distingue ici par une ineffable douceur. Claudio Abbado, selon son habitude, allège les textures pour mieux faire entendre les différents pupitres – d’autant que l’acoustique de la salle du KKL, l’une des meilleurs au monde, est d’une précision extraordinaire. Le discours musical atteint ainsi une limpidité exemplaire, animée par une main gauche à l’élégance aérienne presque légendaire. Mais ce Schubert, aussi clair soit-il, est nourri de doutes et d’interrogations. Nul besoin de brusquer les tempi et la masse orchestrale pour rendre palpable les tourments du compositeur. Pour autant, l’on ne perd jamais de vue que ces dissonances, au sens propre comme au figure, seront résolues, et la conclusion apaisée du mouvement lent nous emmène très loin de la pesanteur terrestre. Un Schubert d’anthologie qui aurait pu suffire à la soirée.

Bruckner décanté

Si le geste décanté d’Abbado nous a valu des Mahler d’exception – en particulier la Quatrième –, son approche du corpus brucknérien, qui participe de la même économie, peut surprendre. Pour autant, l’on espérait beaucoup de cette Neuvième, dans laquelle la raréfaction de la matière musicale prend un côté testamentaire auquel le chef italien est sans doute devenu particulièrement sensible depuis qu’il a frôlé la mort avec un cancer de l’estomac il y a une dizaine d’années. Néanmoins, à l’image des autres symphonies brucknériennes, la dernière procède aussi, en partie, par blocs thématiques puissants – héritage de la pratique de l’orgue. L’intelligibilité des plans sonores tend alors à émousser les arêtes de la partition. C’est le Scherzo, et particulièrement le trio – l’intonation narquoise de la flûte est une merveille –  qui semble le plus réussi. Car on regrette la synthèse miraculeuse entre clarté et minéralité qu’y avait réussi Harnoncourt, laquelle ne semble pas ici au rendez-vous, en dépit d’accents parfois inouïs, comme les cuivres dans le finale. Cela n’empêche pas le public de réserver une ovation à l’une des dernières légendes vivantes de la baguette – même si la symphonie de Schubert aurait mérité un accueil au moins équivalent.

Fougue et précision

Présents dans les effectifs du Lucerne Festival Orchestra, les musiciens du Mahler Chamber Orchestra, également créé à l’instigation de Claudio Abbado, en 1997, donnait la veille, sur la scène du KKL, la pleine mesure de ses talents sous la baguette de Daniel Harding, révélé par le maestro italien – pour le Don Giovanni mis en scène par Peter Brook à Aix en 1998, il avait d’ailleurs demandé à ce que le nom du chef n’apparaisse qu’au dernier moment, afin que le public découvre le talent du jeune britannique. Dans l’Ouverture Egmont de Beethoven, celui-ci jugule la charge dramatique pour mieux faire sentir la déflagration finale, le tout enveloppé de couleurs très Sturm und Drang. Etonnante partition en un seul mouvement, la Septième Symphonie de Sibelius semble aussi déroutante aux oreilles qu’à la baguette de Daniel Harding, qui met un soin presque précautionneux à caractériser les différents épisodes. Pourtant, sous cet apparent littéralisme, les intentions du compositeur finlandais résonnent de plus intelligible manière que celles de la Sonata per archi de Henze. Les trente-deux variations constituent un évident hommage à Beethoven – les Variations Diabelli ou la Sonate n°32 opus 111. La précision de la battue freine sans doute l’expression du lyrisme et des affinités électives. C’est enfin avec le grand Ludwig et la Cinquième Symphonie que s’achève le concert. Plus que trois coups du Destin frappés à la porte, le célèbre motif surgit ici comme un précipité haletant. On retrouve l’écriture à variations chère au compositeur romantique magnifiquement mise en valeur dans l’Andante con moto, joué avec une fluidité très allante. Quant au finale, il clame une énergie décapante à laquelle on ne peut résister.

Musiques d’hier, d’aujourd’hui et de demain

Le Festival de Lucerne, c’est aussi la musique contemporaine, grâce entre autres à la Lucerne Festival Academy initiée par Pierre Boulez, afin de faire bénéficier aux jeunes chefs et compositeurs de l’expérience de leurs aînés. Celui-ci était d’ailleurs dans la salle de l’église Saint-Luc pour entendre son Livre pour quatuor par les Diotima. Les solistes français ont réalisé une performance admirable, mais cette partition au sérialisme très virtuose reste désespérément absconse,  quand bien même Boulez, infiniment plus parlant quand il s’appuie sur le chatoiement orchestral, préconise des tempi plus lents que ceux qu’il avait notés, par inexpérience – il avait vingt-quatre ans à l’époque. La comparaison avec les cadets au cours de cette journée de samedi s’avérait parfois cruelle, à en juger par les œuvres de Chaya Czernowin, Michael Pelzel – ou pire, Wolfgang von Schweitniz, avec un Plainsound Glissando bien peu consistant. Il fallait en fin de compte se replier sur les valeurs sûres, à l’instar du Quatorzième Quatuor de Beethoven, élégant, racé, sous les archets des Diotima, les Bagatelles de Webern et le Quatuor à Diotima de Nono, aux confins du silence, interprété par le Jack Quartet.
Mentionnons enfin les festivités du soixante-quinzième anniversaire le dimanche 25 août, journée portes ouvertes où le public a pleinement pris possession du KKL. Les concerts dans la grande salle ont évidemment eu le plus grand succès. Ainsi de la Turangalîla-Sinfonia de Messiaen donnée par le Lucerne Festival Academy Orchestra dirigé par David Robertson. Vaste partition parfois très roborative inspirée par le mythe de Tristan et Iseult, elle est sans doute le chef d’œuvre écrit pour les ondes Martenot, instrument à clavier à alimentation électrique aux glissandi et au vibrato chaleureux, presque vocaux. Un festin musical récompensé par une standing ovation largement méritée.

Par Gilles Charlassier

Festival de Lucerne, du 16 août au 15 septembre 2013 –

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