10 janvier 2012
Profession: écrivain-journaliste

Pas facile de joindre Philip Gourevitch. Le journaliste américain est toujours en reportage quelque part et The New Yorker, le magazine pour lequel il écrit depuis douze ans, ne donne pas les lignes directes de ses rédacteurs. C’est donc par des voies indirectes que j’ai pu finalement joindre, sur un portable, ce grand reporter globe-trotter, alors qu’il se trouvait… sur la route des vacances de Noël en Nouvelle Angleterre, avec sa famille. La communication était mauvaise, Philip Gourevitch a pesté contre les opérateurs américains, finissant par en plaisanter: “les liaisons sont bien meilleures depuis l’Afrique !”. Un continent qu’il connait bien, lui qui est  décrit par le magazine anglais « The Observer » comme le meilleur spécialiste du génocide rwandais avec son livre « We Wish To Inform You That Tomorrow We Will Be Killed With Our Families » publié en 1998. Il a par ailleurs écrit sur les dictatures de Mobutu au Congo et de Mugabe au Zimbabwe, mais aussi sur la guerre en Irak, le génocide cambodgien, les soldats américains affectés à la prison d’Abu Ghraib, les élections américaines qu’il a couvertes en 2007 pour The New Yorker ou encore les révolutions arabes. Autant de livres et d’articles pour lesquels il a reçu de nombreuses récompenses avec par ailleurs, des traductions dans une dizaine de langues. Il connaît bien la France, même s’il n’y a jamais vécu et parle un bon français -il fut nommé rédacteur en chef de The Paris Review en 2005. C’est à la demande du New Yorker, qu’il a écrit cet article de 15 pages sur Nicolas Sarkozy, sa présidence française et l’Europe, article publié en partie le 8 décembre, en plein sommet européen à Bruxelles, puis en totalité le 12 décembre dernier.

Comment avez-vous réagi aux réactions françaises après la publication de votre portrait -“ décapant” selon Fabrice Rousselot, correspondant de Libération, qui a écrit un article dans son blog (non repris dans le journal)?

Ce journaliste français estime que je dresse un portrait extrêmement négatif de Nicolas Sarkozy. C’est étrange car je n’exprime pas mon opinion sur le Président. Je dis simplement que les Français sont très critiques à son sujet – ce qui n’est pas un scoop en France – et je décris la façon dont ils parlent de lui et dont Nicolas Sarkozy parle de lui-même. Je ne dis pas en conclusion : voilà ce que je pense de Nicolas Sarkozy. L’article est un portrait de la scène politique française et de la perception que les Français ont de Nicolas Sarkozy. Je décris les problèmes auxquels il est confronté en tant que Président, comme le sont les présidents français en général, et je montre dans quelle mesure les pouvoirs du chef d’Etat français sont désormais limités par l’Europe. Il y a des choses qu’il ne peut plus faire. Du coup, sa personnalité ressort davantage, elle est encore plus importante. Et Nicolas Sarkozy a une personnalité très forte – Philip Gourevitch répètera plusieurs fois “a very strong personnality” durant l’entretien. Je ne pense pas que l’article soit un portrait acerbe de Nicolas Sarkozy. Pas du tout.

Avez-vous rencontré Nicolas Sarkozy ? L’avez-vous interviewé ?

Je voulais le rencontrer, j’en ai fait la demande à plusieurs reprises -Sarkozy ne donnait pas beaucoup d’interviews à ce moment là- durant l’été et au début de l’automne. L’Elysée ne m’a jamais dit “non” mais ne m’a jamais dit “oui”.

Pourquoi avoir évoqué les frasques sexuelles de Pál Sarkozy, le père du Président?

Ce n’est pas moi qui ai écrit les Mémoires de son père ! Personne n’aurait su toutes ces histoires si son père n’avait pas écrit ses souvenirs -« Tant de vie », publié chez Plon en 2010- et révélé ainsi sa vie à tout le monde. Je suis très clair dans l’article : je reproduis ce que le père de Nicolas Sarkozy a écrit dans ses mémoires. Mais pourquoi se poser la question ? Pourquoi ne devrait-on pas tenir compte de l’héritage du Président ? L’image publique du père d’une personnalité publique de première importance est un sujet d’intérêt évident. Particulièrement quand il s’agit d’un père aussi peu classique et d’un dirigeant aussi peu conventionnel.

Pour information, lors du bref échange avec Nicolas Sarkozy que The Pariser a eu, celui-ci a dit que son père « aurait mieux fait de s’abstenir »…

A-t-il été facile de parler aux proches de Nicolas Sarkozy, d’obtenir des entretiens?

Certains officiels n’ont pas voulu être cités par leur nom mais tous ont été très ouverts avec moi, et m’ont accordé de longues interviews. Au New Yorker, nous avons un département de vérification des faits très rigoureux. Chaque citation est vérifiée auprès de la source, même les citations anonymes sont vérifiées auprès des personnes concernées.

Personnellement, je pense que vous avez accordé trop de place à Marine Le Pen. La présidente du Front National n’est pas forcément la personne la mieux placée pour dresser un juste état des lieux de la France et de l’Europe...

Je pense pour ma part qu’elle méritait plus de place encore! Marine Le Pen est une vraie menace pour Nicolas Sarkozy. Je ne crois pas qu’elle puisse devenir Présidente de la France mais je pense qu’elle peut affecter les élections, tout comme son père l’a fait en 2002 – Philip Gourevitch a consacré un long article à Jean-Marie Le Pen en 1997. Quand j’ai rencontré Marine Le Pen en mai-juin 2011, elle était la seule à parler des problèmes de l’euro. Tout le monde se moquait d’elle, personne ne croyait crédible la possibilité que l’euro puisse s’effondrer. Elle avait en l’occurrence raison ! Deux mois après, tout le monde en parlait. Ce n’est pas qu’elle soit spécialement brillante, mais il y a toujours un problème quand Marine Le Pen parle sérieusement d’une réalité dont l’establishment ne souhaite pas parler. Jacques Attali par exemple, qui a une vision totalement différente de celle de Marine Le Pen, avait la même analyse sur l’euro mais avec une solution au problème complètement différente –Gourevitch l’explique dans le portrait: Le Pen veut sortir de l’Europe quand Attali plaide pour plus d’Europe. C’est un fait: Marine Le Pen est importante sur la scène politique.

Ne croyez-vous pas que ce sont les médias qui lui donnent cette importance?

Non, je ne pense pas qu’elle soit un phénomène médiatique. Son père était important également. Il a gagné 15% des voix en 1998 pour la première fois alors qu’il n’avait pas une gigantesque machine politique.  Personne n’avait fait cela avant. Les Français qui n’aiment pas Le Pen voudraient prétendre que ça n’a pas d’importance. Or ça en a, d’autant plus que Nicolas Sarkozy a passé une grande partie de sa vie politique à répondre à Le Pen; il a poussé le débat plus à droite sur les questions de sécurité et d’immigration principalement. Et il a des conseillers très proches avec l’extrême droite, comme Patrick Buisson, qui était un ancien responsable de la propagande du Front National à l’époque où Jean-Marie Le Pen n’était pas du tout “respectable”.

Aujourd’hui, Marine Le Pen représente une minorité en France, mais une forte minorité, réellement mécontente de l’Europe. Et rappelez-vous, la France a rejeté l’Europe à plusieurs reprises dans les votes. Marine Le Pen représente également cela et Nicolas Sarkozy doit y répondre. C’est en cela qu’elle est importante, non parce qu’elle peut gagner, mais parce qu’il peut perdre.

Pensez-vous que Nicolas Sarkozy a changé la France?

Je pense qu’il a changé le style de la politique française. En profondeur? Je ne pense pas. Mais les gens que j’ai rencontré m’ont dit qu’il avait changé le rythme, le style de la politique, ainsi que l’image de la France. Et c’est vrai. Je pense qu’il représente un autre style de politique française. Est-ce que cela perdurera après lui ? Je n’en sais rien. A son élection, il était le modèle français moderne, portant un réel espoir de changement. C’est ce qui arrive dans de nombreux pays, y compris le nôtre.

Qu’est-ce que les Américains pensent de Nicolas Sarkozy?

Philip Gourevitch semble chercher une réponse.

Je ne pense pas qu’ils pensent grand chose de Nicolas Sarkozy. Honnêtement. Nicolas Sarkozy est vu comme un acteur important sur la scène internationale, bien plus que beaucoup d’autres dirigeants européens. Maintenant, est-ce que les gens le perçoivent positivement? Je ne pense pas qu’il y ait un sentiment très précis ici.
Vous savez, beaucoup de gens, américains et français m’ont dit qu’ils appréciaient davantage Sarkozy après la lecture de l’article.

Vraiment ?

Oui ! C’est un homme très vivant, avec une personnalité très compliquée, c’est quelqu’un de brillant et qui connaît mieux que quiconque la politique. Il est très direct, ne cache pas qui il est. Dominique de Villepin dit qu’il aurait du devenir “plus mystérieux”. Mais, non ! Ce qui attire chez lui, c’est justement qu’il n’est pas mystérieux. Et beaucoup de gens qui ne sont pas d’accord avec lui, avec sa politique, qui sont embarrassés par ses relations avec les gens riches, trouvent que c’est une personne “réelle”. Et c’est ce que j’ai voulu montrer. J’ai écrit sur un homme que tous les sondages donnaient complètement mort il y a un an. Et au final, tout est aujourd’hui ouvert : il peut gagner.

C’est ce que vous pensez ? Vous pensez que Nicolas Sarkozy peut gagner?

Bien sûr, qu’il peut gagner, c’est le genre de personne à ne jamais s’avouer vaincue! Il peut gagner… nous savons tous qu’il peut perdre aussi –sourire dans la voix– mais il peut aussi gagner. François Hollande n’est pas vraiment une réponse pour lui. Il représente le sentiment anti-sarkoziste en France. Mais Hollande n’est pas un homme d’État, il n’a pas d’expérience, il n’a jamais, de ce que j’ai pu voir et entendre pendant que j’écrivais mon article, vraiment répondu aux questions sur l’Europe.

Avez-vous rencontré François Hollande?

Non, quand j’ai voulu le rencontrer, c’était juste avant l’arrestation de DSK à New York. J’ai essayé mais ce n’était pas le bon moment. Plus aucun socialiste ne répondait au téléphone. Mais, de toute façon, je n’écrivais pas un article sur Hollande. J’ai parlé à de nombreuses personnes de son entourage. Les seules propositions de Hollande sont un retour à des idées des Trente Glorieuses, des idées non réalistes et qui ne sont pas des réponses aux problèmes qu’affrontent l’Europe et la France aujourd’hui. Beaucoup de gens l’aiment bien personnellement – alors que beaucoup de gens n’aiment pas Sarkozy personnellement -, bon c’est bien, mais il n’a jamais été dans un gouvernement et Sarkozy est un politicien coriace. C’est un candidat très dur à vaincre.

Les partisans de Nicolas Sarkozy peuvent vous reprocher de n’avoir choisi que les actions négatives du Président, pas les bonnes...

Quelles sont les bonnes actions ? Il a abandonné la plupart des grandes réformes qu’il avait promises, il n’a pratiquement pas touché à l’Education et la Justice. Il a repoussé de deux années l’âge de la retraite… ce n’est pas un grand changement structurel pour la France. Même les gens très proches de lui disent qu’il n’a pas apporté grand chose. Je pense qu’il n’a rien fait de très marquant. Il a commencé très haut dans les sondages puis est devenu très impopulaire, du fait de sa personnalité et de la façon dont les Français le perçoivent. Depuis son élection, son parti a perdu toutes les élections locales.

Le cas Sarkozy est-il semblable à celui d’Obama: très haut dans les sondages au départ puis très bas aujourd’hui ?

Les Américains se plaignent d’Obama mais pas vraiment de sa personnalité. Avec Nicolas Sarkozy, les gens pensaient qu’il allait changer entre la campagne et la présidence, qu’il allait devenir Président. Or il est resté pratiquement le même homme, l’homme de la campagne électorale. Barack Obama est très différent, très travailleur et discret. Et leur situation n’est pas du tout semblable : Sarkozy voudrait avoir plus de pouvoirs que ce que la fonction lui donne, Obama n’utilise pas tous les pouvoirs que lui donne sa fonction. Le président américain devrait être davantage puissant car il a le pouvoir. C’est une énorme différence.

Et que pensez-vous de l’accord trouvé à Bruxelles, le 9 décembre dernier ? Est -ce qu’il répond au sous-titre de votre article: Nicolas Sarkozy et la France pourront-ils  survivre à la crise européenne ?

Je ne pense pas que cet accord soit la réponse à la crise. Je pense que cet accord est comme les précédents, peut-être un peu mieux, mais n’en est certainement pas la réponse. Il montre simplement le pouvoir de l’Allemagne. L’Angleterre est maintenant très ouvertement en conflit avec l’Europe et l’Europe n’a pas besoin de ça actuellement.

Alors… “No Exit”, comme le dit votre titre?

Le titre -choisi avec The New Yorker- a en fait deux sens. C’est tout d’abord la traduction américaine de “Huis Clos”, la pièce de Sartre. Pour les Anglophones, le titre “No Exit” évoque tout de suite Sartre. En même temps, ça évoque ce que m’a dit Attali et que j’ai rapporté dans l’article: “quand on a écrit le Traité de Maastricht, on n’a pas prévu la possibilité de sortir de l’Europe”. Pas de voie de sortie -“No exit”. Et pour Sarkozy, il n’y a pas de voie de sortie de l’Europe, sinon il perdrait les élections ! Ce titre évoque la situation au moment de la publication de l’article, en plein sommet de l’Europe en crise.

Avez-vous eu des retours des personnes que vous avez interviewées, des hommes politiques, des écrivains, des intellectuels…

Non, de personne. Je n’en attendais pas d’ailleurs… Je lui demande si c’est frustrant, il s’étonne et me précise qu’il n’écrit pas pour les personnes qu’il interviewe. Et je n’ai reçu aucune plainte. Mais dans mon article, je n’ai rien écrit que la classe politique française ne connaisse déjà, ne dise déjà de façon beaucoup plus violente. Je suis un reporter, je n’ai écrit que ce que les gens m’ont dit à propos de Nicolas Sarkozy.

Pensez vous que Nicolas Sarkozy -comme il nous l’a affirmé- n’a pas lu votre article?

Je ne sais pas. Je ne pense pas qu’il lise l’anglais. Est-ce qu’on lui a donné des extraits ? Probablement. Peut-être que son entourage n’a pas voulu lui en donner trop…

Par Elisabeth Guédel

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