Qui se souvient de Nelly Arcan, cette jeune canadienne qui fit une entrée retentissante sur la scène littéraire française en 2001 avec un premier livre au parfum de scandale intitulé : « Putain » ? La jeune femme publie ensuite deux romans : « Folle »en 2004, « A ciel ouvert » en 2007, avant de se donner la mort en 2009 dans son appartement à Montréal. Un roman posthume : « Paradis clef en main » paraît quelques mois plus tard aux éditions Coups de tête. Les éditions du Seuil publient à leur tour un recueil posthume : » Burqa de chair » composé de trois textes: » La robe, L’enfant dans le miroir, La honte » préfacé par la sirupeuse Nancy Houston.
Bien que cette publication n’amène rien de nouveau pour ses fidèles lecteurs, elle permettra en revanche à ceux qui seraient passé à côté du phénomène Arcan, d’avoir un aperçu de son talent et de son mal être. Les deux étant inexorablement intriqués. Une œuvre qui dérange, à la fois par les thèmes abordés et la radicalité de son propos, sans jamais sombrer dans le pathos. Et qui force aussi l’admiration par son courage. Prisonnière de son corps autant que de ses mots, à la fois « pelures » et « parures » du rien, le silence sera son ultime réponse : « les morts ont toujours le dernier mot ».
Les textes présentés ici mettent en scène ses thèmes récurrents et principaux: la prostitution vue comme une dévastation : « …Un corps dans le déshabillé de la désincarnation. Dans les frous-frous de la désintégration», les ravages du rapport mère fille et d’une construction œdipienne problématique : « De ma mère, j’ai eu honte dans le temps. Je l’ai jugée et je le regrette. A juger sa mère, on perd sa vie», le diktat de la beauté dans la société post moderne : « Une femme, c’est d’être belle», le passage douloureux de l’adolescence à l’âge adulte : « C’est une fois devenue grande que les miroirs me sont arrivés en pleine face et que devant eux je me suis stationnée des heures durant, m’épluchant jusqu’à ce qu’apparaisse une charcuterie tellement creusée qu’elle en perdait son nom » Enfin, l’impossibilité d’incarner son corps de femme, le décalage, ou plus exactement, la non coïncidence, entre son image et son être.
Une image de bimbo qu’elle s’était acharnée à construire à renfort de chirurgie esthétique, de séances de musculation et de régimes draconiens : « La bimbo n’était qu’une surface placardée sur sa fêlure d’âme, qui, à présent, montrait les dents ». Expérience tragique qu’elle relate à la troisième personne dans : « La honte ». Lors d’un passage télévisé, son décolleté, trop prononcé, néantise ses propos et recouvre son image. De façon obsessionnelle, elle décortique et confronte avec une acuité redoutable, toutes les interprétations possibles. Comment sortir de la honte et retrouver son identité ?
Employer le terme d’auto fiction pour qualifier son œuvre serait bien pauvre. Ou alors il faudrait parler « d’autofiction des profondeurs », comme on parle de psychologie des profondeurs pour la psychanalyse. Le grand mérite de Nelly Arcan est d’avoir su trouver une langue, faite de ressassements et de redites comme les modulations d’un chant strident, pour exprimer et contenir sa douleur. Un chant sombre et inspiré qui nous invite à interroger la pulsion de mort à l’œuvre dans notre monde post moderne, dont elle fait aujourd’hui figure d’icône.
Ses obsessions et ses questionnements sont les nôtres. Elles nous renvoient l’image impitoyable de nos propres fragilités. Cocteau a écrit sur la difficulté d’être, Nelly Arcan sur celle d’être une femme, c’est-à-dire d’incarner son corps.
Comment se conjuguer au féminin après quarante de féminisme ? Question ouverte, à laquelle les femmes trouveront, c’est à espérer, des réponses moins hémorragiques que celle de Nelly Arcan.