12 mai 2012

Taxi de nuit, je suis. Première, seconde, je ne vois jamais le matin. Périphérique, c’est tout ce qui me reste de mémoire. Les raies rouges des feux devant, les flèches jaunes de ceux d’en face, qui tracent. Les balles traçantes de ceux qu’on ne fait que croiser, balayés d’un coup d’essuie-glace dans le crachin du petit matin clairet. Au milieu, le rail central qui sépare les bons des méchants, le bon grain de l’ivraie, ceux qui partent de ceux qui reviennent, la nuit de la journée, le propre du sale.

Sur le rail, comme des papillons blancs, les bornes kilométriques qui défilent, kilos de kilomètres, PK 22.2 , PK 22.3. File de gauche, ça bombarde, c’est quatre-vingt que pour les crétins. Grosses limousines, vent de frime, « attention contrôles électroniques », je te nique. Jeux interdits, chat et souris. Souris, je te dis. Photo maton, clic clac, c’est dans la boîte.

Porte d’Asnières, je ne pense pas à la mise en bière, j’ai seulement quatre roses de Bourbon qui me parlent en prose. Porte de la Chapelle, y’a eu comme un appel, j’ai zoomé sur la bande blanche, ligne de rive, plus âme qui vive.

Coupé la radio du PC central. Ca grésille trop, ça gâche Springsteen quand il chante Thunder Road avec sa voix qui ne cause que pour les lonely.
Coupé la radio, je fonctionne à l’instinct, je ramasse à la maraude, je charge à vue. Clients entre deux eaux, figurines mouillées tentant de rallier un port d’attache, une rade familière. Quittant la femme de trop, le gosse perdu de vue, le port hostile. Hommes de gros temps, femmes de personne, tous à la queue, en file indienne. Je charge le premier, malheur au second.

Montez, montez, le compteur tourne.

Vapeurs d’alcool, soliloques de barges, corps avachis sur la banquette de moleskine. S’en foutent bien de Lénine. Veulent juste rentrer, savent pas où.

Regrettent déjà d’avoir baisé, mangé, rendu.
Paient comptant, contents ou non, pas de carte bleue, chèques exclus.
Oui, Monsieur, on est arrivé. Portière ouverte, je rend la monnaie, eux rendent sur le trottoir ce qu’ils ont pris à la nuit. Ils rendent les reliefs des plats, des mornes plaines, leur Waterloo à eux, ce qui a été un petit bout de fête, déjà bien loin, déjà perdu, sitôt prêté, déjà rendu.

Périphérique, Porte des pantins, je retourne charger.
Fumer une tige, vitre baissée, honte bue. S’avance une fille violette en perfecto, déjà plus là, les yeux partis, elle sait plus parler, tend un papier. 113, avenue du bal perdu. C’est parti, tarif de nuit. Fût jolie, sans contredit, avant la poudre, la vie du rail, la vie duraille, la vie durant. Renifle un peu, déraille beaucoup. Son allure de biche prise dans les phares. Ombre d’un doute, mais finalement non, Porte de la Muette, c’est bien là que tu vas.

Hôpital Georges Pompidou, lumières violettes, vapeurs d’éther, faucheuse partout.
Chargé un homme chauve et perdu, avec pardessus, pyjama dessous, en chausson et perfusion pendant à son bras maigre, jugulaire du tuyau au cou. Pâle comme une idée de brouillard, encore jeune, des restes d’importance, quelque chose qui a dû ressembler à de la classe.
Parle italien, veut aller voir la mer, sicuramente si.
La mer trop loin, que je lui ai dit.
N’a pas compris. « J’ai de l’argent, paierai ce qu’il faut, ultima volta », qu’il a dit.
Il parle d’Empoli, de coucher de soleil sur les tours et les collines de San Gemingano, du Stromboli. Pas tout compris. Porte d’Italie ? Si, si, andiamo.

Alors, c’est parti, on tourne dans Paris, on dirait que c’est l’Italie.
On roule sans bruit, dans le bruit du dehors et le silence du dedans, filet de gaz pour moi, filet de vie pour lui.

Porte de Charenton, on cherche le pont, mais lui parle de saltimbocca alla romana, Fellini, Tortellini, grande attoffaga, veut un caffe ristretto. Il parle tout seul, fait des gestes, lui seul sait à qui. Me dit de faire attention aux crapauds violets qui traversent sans regarder. Veut aller à Venise, « morte a Venezia », sonner le glas.

Oui, oui, entendu, Porte d’Italie, j’ai bien compris.

C’est fermé pour travaux, comme toujours en Italie, alors on va porte des Lilas. Tout ce que je peux faire, rouler encore, taxi de nuit.
On roule longtemps, trafic fluide, ça coule comme une baignoire folle qui déborde.
Coup d’œil dans le rétro, il va piano, piano, mais pas sano, c’est sûr : sa perfusion pend comme une corde, un gibet à sa potence.

Canal St Martin, c’était presque bien, il a vu l’eau, cru que c’était la mer, a souri et dit :
« E la nave va ».

Et puis silence, bras raides en l’air, blancs comme cierge, déjà sac de sable. Seule la ceinture le retient, comme un pantin.

Carnaval fini, j’ai ramené clown blanc, bien doucement, via Porte d’Orléans.
Hôtel Dieu, me suis garé là où c’est marqué « Urgences, ne pas stationner ». Sonné sonnette.
« Urgences de nuit », c’était écrit.
Dieu absent de cet Hôtel, apparemment. Les infirmières aussi. Personne pour aider, alors j’ai sorti l’ami, à trois fois, dur comme bois. L’ai adossé au mur pisseux, là où est inscrit  « défense d’afficher », au pochoir.
Remis casquette, remonté col, fermé ses yeux : c’est tout ce que l’on peut.

Mis le compteur à zéro, pas compté la course.

 

Par Sandro Ferreti

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