28 avril 2016
Plaisirs contemporains

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L’heure est aux synergies et la création musicale contemporaine, que d’aucuns diront d’avant-garde, n’y échappe pas. Ulysses réunit treize institutions européennes pour soutenir les jeunes compositeurs, et une présentation du nouveau site de l’organisation auprès d’un panel de journalistes en ce premier vendredi de mars donne un aperçu de la richesse d’une plate-forme qui ne contente pas de promouvoir, avec par exemple des liens vers les concours auxquels les artistes peuvent s’inscrire, mais constitue également une remarquable base de données, pour accompagner la dynamique de passerelles entre les genres et les arts que le réseau encourage.

Passerelles

C’est dans le cadre que l’Ircam, un des acteurs fondateurs de la structure, programme au Centre Pompidou un concert autour de Gérard Grisey, figure de la musique spectrale où l’expérience du son dépasse les clivages intellectuels traditionnels – il n’est pas anodin que, mis à part leurs différences, l’apparition de ce courant est contemporain de l’émergence des répétitifs américaines, dans les années soixante-dix. A côté de l’incontournable et testamentaire Vortex temporum de Grisey où l’on reconnaît ses propagations d’arpèges, déployées avec une lumineuse maîtrise par Jean Deroyer et ses musiciens de l’ensemble Court-circuit, la soirée propose une commande d’Etat confiée à Raphaël Cendo, Radium, dont les dix minutes de virtuosité introductive s’effacent devant la – conclusive – fresque littéralement audiovisuelle de Daniele Ghisi, An experience with time (reloaded), présentée pour la première fois en France. Construite selon une succession de dessins en synchronie avec la musique qui reconstitue, non sans humour ludique, un souvenir onirique, l’oeuvre relève autant de l’installation que de la partition, et illustre pour le moins, avec force moyens, les ambitions d’Ulysses.

Palettes orchestrales

Quelques semaines plus tard, c’est à la Cité de la musique, désormais rebaptisée Philharmonie 2, que l’Ensemble Intercontemporain donne rendez-vous aux mélomanes pour le trop rare Miracle de la rose de Henze, l’un des compositeurs d’opéra les plus importants de la seconde moitié du vingtième siècle et que la France s’entête à ne pas célébrer à sa juste mesure– ses Bassarides en 2005 au Châtelet avait subi les soubresauts de la grève. A la tête de la formation française, Mathias Pintscher met en avant une théâtralité à l’évidente sensualité des couleurs, d’où se distingue la clarinette de Jérôme Comte, au diapason du roman de Genet qui inspire la pièce. Nul besoin de texte pour en faire vibrer une poésie d’une richesse imaginaire à faire mentir la réputation austère du répertoire contemporain. Sur le mode de la création et dans un registre différent, la première partie du concert offre une tribune à l’invention orchestrale, illustrée tant par la densité de la Minotauromachie de Manfred Trojahn que par l’éthéré mar’eh de Mathias Pintscher – lequel fait ainsi double office de chef et de compositeur – emmené par les transparences du violon de Hae-Sun Kang, et où sur l’innovation domine peut-être le métier de la baguette.

Sous le signe de l’Inquisition

Enfin, n’oublions pas Giordano Bruno, le premier opéra de Francesco Filidei, qui arrive à Gennevilliers en avril après avoir été créé à Porto puis au festival Musica, à Strasbourg. On ne peut d’ailleurs que se réjouir d’une participation coproductrice fournie à un opus lyrique conjuguant visuel spectaculaire et inventivité musicale. Retraçant le procès pour hérésie à l’issue duquel le philosophe italien sera brûlé vif, le livret ne fait certes pas l’économie des débats théologiques de l’époque, habillés d’un fascinant hypnotisme inquisitorial que la partition restitue remarquablement, contrastant avec un foisonnement de rythmes et de matières où l’on reconnaît l’empreinte de Filidei. Les contraintes un peu didactiques de l’intrigue n’entravent pas pour autant la puissance de l’évocation religieuse totalitaire, que la mise en scène d’Antoine Gindt aux lumières souvent tamisées dessine admirablement, jusqu’au condamné enduit d’une noire cire visqueuse aux reflets de pétrole, figeant ainsi l’opprobre de la communauté. Si l’on ne peut que saluer la précision poétique de l’Ensemble Intercontemporain, placé pour les deux dernières sous la direction de Léo Warynski, c’est bien évidemment la performance stupéfiante de Lionel Peintre dans le rôle-titre qui reste d’abord gravé dans la mémoire. Non content de faire vivre la création contemporaine au-delà des limites du périphérique, soulignant au passage la programmation audacieuse du Théâtre de Gennevilliers, le coup d’essai Giordano Bruno a presque l’allure d’un coup de maître.

Par Gilles Charlassier

Concert Ircam, 5 mars 2016, Centre Pompidou ; Philharmonie 2, 23 mars 2016 ; Giordano Bruno, Gennevilliers, avril 2016

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