24 novembre 2012
Perpignan, carrefour des musiques d’aujourd’hui

Initié il y a vingt ans par Daniel Tosi, le charismatique directeur du Conservatoire de Perpignan, le festival Aujourd’hui musiques s’est affirmé au fil des ans comme l’un des grands évènements consacré à la création musicale contemporaine sous toutes formes, partant du principe que la musique chronologiquement la plus proche de nous ne saurait être réservée à une élite.

Cette ambition d’ouverture a trouvé avec le Théâtre de l’Archipel, dessiné par Jean Nouvel et inauguré en octobre 2011, un outil à sa mesure, devenu depuis scène nationale. La structure associe la grande salle modulable du Grenat – du nom de la pierre précieuse portée par les catalanes – et la petite du Carré, à celle d’Elmediator, construite en 1997 et voisine de quelques centaines de mètres, et dédiée aux musiques actuelles – entre autres électroniques – que l’on distingue de la musique contemporaine, héritière de la tradition savante. Cette transversalité de répertoire répond à la situation transfrontalière de la capitale de la Catalogne française, à mi-chemin entre Montpellier et Barcelone – d’ailleurs le directeur, Domenèc Reixach vient du Théâtre national de Catalogne, à Barcelone.

 Steve Reich, décloisonnement et transe musicale

Ce décloisonnement, Music for 18 musicians de Steve Reich, compositeur pionnier parmi les répétitifs américains, l’illustre de manière exemplaire – signe de la souplesse de l’oeuvre, ils sont dix-neuf interprètes ce soir. Tout commence sur un rythme de xylophones, doublé au piano, puis viennent se joindre un violon, un violoncelle, deux clarinettes, quatre chanteuses murmurant au micro, et d’autres xylophones et pianos. L’attention se focalise tour à tour sur les différents pupitres, suivant la répartition des effets de masque – on ne prend chaque fois conscience que d’une partie des couches musicales, et certaines réapparaissent quand d’autres s’effacent alors qu’elles n’ont jamais cessé d’être là. Les infimes variations exercent sur l’auditeur une fascination hypnotique et l’installe dans une sorte d’apesanteur temporelle. Après cinquante minutes, on ressort heureux et apaisés, autant qu’impressionnés par la performance des membres de l’ensemble Le Cabaret Contemporain, redevable à la tenue de la pulsation sur une durée quasi marathonienne.

Par cette conception minimaliste, Steve Reich expérimente l’impact extra-esthétique de la musique – souvenons-nous que Platon parlait de la force physique et physiologique du rythme, faisant de la danse un instrument de régulation des émotions et des sentiments. Prenant ses libertés avec les canons de la tradition occidentale, cette pièce s’inspire d’une approche extrême-orientale de l’art, et porte en elle une dimension chorégraphique qui n’a pas échappé au Théâtre de l’Archipel. Jackie Surjus-Collet, successeure de Daniel Tosi à la tête du festival et adjointe de Domenèc Reixach, convaincue que  « la culture doit être partagée plutôt que consommée », a élaboré pour ce concert un partenariat pédagogique avec la section danse du lycée Lurçat. Pendant le concert, les élèves se sont levés et ont esquissé des mouvements de transe douce au milieu du public et sur scène, même si la musique sonne plus proche de l’extase que de la boîte de nuit…

 L’actualité et le classique

 A l’instar de John Cage dont on commémore le centenaire – les Cinq Ryoanji sont au programme du vendredi 23 novembre et l’on peut se souvenir que son Etcetera forme le fond sonore du ballet de Cunningham Un jour ou deux présenté à Garnier en début du mois – Steve Reich est un adepte des expériences limites. La création multimédia Three Tales qu’il a réalisée avec son épouse Beryl Korot, et présentée à l’Institut Jean Vigo en contrepoint à Music for 18 Musicians donné ensuite au Carré, en constitue un avatar. Le triptyque présente trois catastrophes emblématiques du développement de la technologie : le crash du zeppelin Hindenburg en 1937, les essais nucléaires américains sur l’île de Bikini, au lendemain de la seconde guerre mondiale, et le clonage de la brebis Dolly. Répétant en boucle images et cellules musicales selon la technique dite de l’échantillonnage, le film grossit comme un microscope le matraquage que nous font subir les médias au nom de l’actualité. Le procédé réussit assez bien dans le premier court-métrage, sans doute à la fois grâce au recul historique et sa construction narrative, mais ne peut cacher sa relative obsolence dans les deux autres. Assez proche de la pop et de la variété, la bande son permet de mesurer ce qui fait la spécificité de la musique « classique » : tandis que les premières collent à la réalité quotidienne, la seconde nous ouvre un horizon, un ailleurs. Ce que Music for 18 Musicians a réussi. Pas étonnant du coup qu’elle n’ait pas pris une ride et soit devenue un classique.

Par Gilles Charlassier

Aujourd’hui musiques, Perpignan, du 17 au 24 novembre 2012

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