12 octobre 2023
Ouverture des cent ans de l’Opéra de Lille avec Don Giovanni

L’Opéra de Lille ouvre la saison du centenaire du bâtiment de Cordonnier – construit juste avant la Première Mondiale mais inauguré officiellement en 1923 – avec le même classique du répertoire  qui avait été le premier spectacle lyrique du mandat de Caroline Sonrier en début 2004, redonnant vie à l’édifice après cinq ans de travaux de rénovation. Vingt ans après David Mc Vicar, Guy Cassiers, autre figure majeure de la mise en scène de théâtre et d’opéra contemporaine, propose sa lecture du Don Giovanni de Mozart. Dessinée par Clémence Bezat et Tim Van Steenbergen – lequel signe également les costumes avec Annamaria Rizza –, la scénographie s’appuie largement sur les vidéos de Frederik Jassogne et Bram Delafonteyne, tandis que le sol de plexiglas recouvre des restes archéologiques, ruines peut-être autant qu’ossuaires. Sous le flou des anamorphoses fantasmatiques, accentué par les lumières très tamisées de Fabiana Piccioli, au point d’estomper  la reconnaissance des personnages dans une semi-pénombre d’écrans, affleurent des évocations viscérales et des teintes d’hémoglobine explicitées dans les carcasses d’abattoir qui caractérisent le monde populaire des paysans auquel appartiennent Zerline et Masetto. L’opposition entre classes sociales se double d’un surlignage de la violence du désir maculant de plus en plus visages et corps au fil du drame, jusqu’à un ultime souper autour de monceaux de cadavres couleur sang chaud. Quelques trouvailles visuelles émergent de cette traduction passablement morbide de l’interrogation de Freud sur les mécanismes de contrôle pulsionnel par la civilisation : une statue du commandeur aux allures de Saint-Suaire ou ses modélisations morphologiques sur le mur lors de ces fatales agapes. 

La musique d’abord 

Dans un plateau de jeunes solistes, tous en prise de rôle, les incarnations féminines se distinguent. En Donna Anna, Emöke Barath témoigne d’un renforcement remarqué des couleurs dramatiques de son timbre sensuel et fruité. Les vocalises de son dernier air, « Non mi dir », qui sentent parfois l’effort n’altèrent pas pour autant la présence d’un soprano voilé d’accents sombres. L’évolution de l’incarnation que Chiara Skerath livre pour Donna Elvira emprunte une trajectoire inverse. Si le vibrato se montre un peu métallique, la plénitude technique n’est jamais prise en défaut et s’épanouit  magistralement dans « Mi tradi quell’alma ingrata ». Quant à Zerlina, le babil de Marie Lys séduit par une légèreté savoureuse et mutine, encouragée par des renversements rebelles – au diapason de certains stéréotypes néo-féministes – face à la jalousie d’un Masetto moins rustre que de coutume campé par Sergio Villegas Galvain. Le duo formé par Timothy Murray dans le rôle-titre et Vladyslav Buialskyl fonctionne d’abord par le contraste entre une certaine clarté libertine chez le premier et un grain plus nourri sinon plus brut chez une basse qui mûrira avec les ans. Avec une solide ligne de chant, Eric Ferring confère une consistance bienvenue au personnage souvent sacrifié de Don Ottavio. Enfin, le Commandeur de James Platt répond à l’autorité qui y est attendue.

Si les interventions du Choeur de l’Opéra de Lille, préparé par Louis Gal, remplissent leur office, c’est bien évidemment la direction d’Emmanuelle Haïm qui donne tout son relief au spectacle. A la tête de son ensemble Le Concert d’Astrée, en résidence à l’Opéra de Lille depuis sa réouverture en 2004, elle impulse une vitalité théâtrale sensible aux moindres inflexions de la partition, et magnifiée par l’excellence de ses pupitres, à l’exemple des cordes qui savent tirer parti des ressources du jeu d’archet pour renforcer la caractérisation des situations et des émotions. Une interprétation magistrale que l’on peut réécouter sur France Musique, qui a capté le spectacle en direct samedi 7 octobre, et ouvre une saison anniversaire jalonnée par la publication aux éditions Snoeck d’un ouvrage  retraçant, avec une riche iconographie, les cent ans d’une maison qui a su trouver sa place singulière dans le paysage lyrique.

 

Par Gilles Charlassier

 

Don Giovanni, Opéra de Lille, jusqu’au 16 octobre 2023

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