30 septembre 2021

Un an après la résurrection du Lac d’argent, dans une mise en scène d’Ersan Mondtag qui a reçu le Prix de la meilleure coproduction européenne par le Syndicat de la critique, l’Opéra des Flandres ouvre à nouveau sa saison avec Kurt Weill, cette fois dans l’une de ses collaborations majeures avec Bertolt Brecht. Créé en 1930, l’opéra Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny développe les six chansons du Mahagonny Songspiel écrites trois ans pus tôt – dont l’Alabama Song est restée la plus célèbre, même dans l’opus lyrique, où elle est l’un des seuls passages du livret en anglais, l’essentiel étant en allemand. A travers l’histoire d’une cité imaginaire fondée en Amérique par des truands pour racketter les chercheurs d’or par toutes sortes de débauche, et où le plus grand crime est de se retrouver sans le sou, ainsi qu’un bûcheron en fera l’expérience qui la conduira sur la chaise électrique, l’ouvrage constitue une dénonciation corrosive du capitalisme et de sa puissance auto-destructrice, que le néo-libéralisme mondialisé a exacerbé.

Dans le spectacle qu’il avait réglé pour le Festival d’Aix-en-Provence, en coproduction avec l’Opéra des Flandres, qui le fait enfin venir en ses murs, Ivo van Hove s’appuie, comme toujours dans son travail, sur les ressources vidéo, ici réalisées par Tal Yarden et Christopher Ash, qui habillent la scénographie modulable à vue de Jan Versweyveld, et où la chamarre sinon la vulgarité des costumes dessinés par An D’Huys résume parfaitement la violence et la crudité des pulsions dans la jungle sociale de Mahagonny. Au premier acte, le dédoublement vidéo sert d’abord de grossissement illustratif qui détourne parfois un peu de ce que l’on pourrait très bien voir sur scène, même s’il réserve des trouvailles admirables comme la multiplication des silhouettes dans un halo de foule derrière Jim et ses amis lors de la harangue sur le promontoire. Dans la seconde partie, le dispositif se révèle plus efficace pour révéler le puzzle destructeur de Mahagonny.

Les noces de Bach et du jazz

Du moins, la mise en scène soutient-elle les incarnations des personnages, à commencer par le Jim Mahoney de Leonardo Capalbo. Applaudi plus d’une fois par le public flamand, devant lequel il avait récemment incarné le rôle-titre de Don Carlos, le ténor italo-américain condense une fébrilité portée par une présence reconnaissable. Katharina Persicke – en alternance avec Tineke Van Ingelgem – fait valoir la séduction de Jenny Hil, dans une registre lyrique dont Maria Riccarda Wesseling affirme un autre visage, où la richesse du timbre et l’intelligence du verbe façonnent une veuve Begbick aux fausses allures de matrone aussi irrésistible qu’inquiétante.

Le reste du plateau ne manquent pas du mordant exigé par la satire, entre le Fatty, le « Fondé de pouvoir » de James Kryshak, le Moïse la Trinté campé par Zachary Altman, Thomas Oliemans en BillyTiroir-Caisse, le Joe de Marcel Brunner ou les apparitions de Fredercik Ballentine en Jack O’Brien et Tobby Higgins. Le choeur des jeunes filles fait appel aux membres du Jeune Ensemble de l’Opéra des Flandres et de l’Académie internationale d’opéra de Gand, ainsi que du Choeur de l’Opéra des Flandres, que l’on retrouve dans les interventions des hommes de Mahagonny, avec une parodie de la sévérité luthérienne préparée avec soin par Jan Schweiger, et qui s’inscrit dans la lecture inspirée d’Alejo Pérez. Le directeur musical de la maison révèle avec une acuité rare le génie inimitable de la partition de Weill, célébrant les noces de l’austère contrepoint de Bach avec la pulsation du jazz, que les pupitres de l’Orchestre de l’Opéra des Flandres font résonner avec une conviction communicative qui fait oublier les menus aléas de la balance acoustique de la salle.

En parallèle à cette magistrale ouverture de saison lyrique, le Ballet de l’Opéra des Flandres reprend la nouvelle pièce de Jan Martens créée cet été lors du Festival d’Avignon. Sur des pièces pour clavecin amplifié, Futur proche développe de fascinantes variations rythmiques, de l’augurale mosaïque d’individualités à une contagieuse énergie collectif, avec un sens aigu de la sculpture du geste et de l’anecdote, et un contrepoint musical d’une grande inventivité faisant découvrir des pans insoupçonnés des ressources d’un instrument souvent figé dans l’archétype baroque. Dans une lumière tamisée, la fin glisse vers un rituel eschatologique qui dépasse les limites de la simple chorégraphie, vers une installation brouillant la césure entre le moment scénique et celui de la salle. En première partie de programme, la compagnie flamande donne Tempus fugit de Johan Inger.Un automne roboratif à l’Opéra des Flandres.

Par Gilles Charlassier

Grandeur et décadence de la ville Mahagonny, Brecht/Weill; Futur proche, Jan Marteens, Opéra des Flandres, Anvers et Gand, septembre-octobre 2022.

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