2 décembre 2019
Orchestre et créations d’automne

Quand les rubriques musicales et culturelles ont généralement d’abord les projecteurs tournés vers la rentrée lyrique, les programmations des orchestres réservent aussi de beaux moments, ainsi qu’en rendent compte quelques unes de nos pérégrinations européennes.

Ainsi, fin septembre, la Philharmonie de Cologne, à quelques pas de la célèbre cathédrale, accueille l’Orchestre de la WDR, sous la direction du clarinettiste Jörg Widmann, artiste en résidence de la formation radiophonique allemande, dans un spicilège qui met en valeur autant le talent du soliste que celui du compositeur. C’est le premier qui est d’abord applaudi, dans le Concerto n°1 en fa mineur pour clarinette et orchestre opus 73 de Weber, où le jeu fluide et alerte emmène un discours mêlant sentiment et virtuosité, avec un raffinement parfois gourmand mais jamais ostentatoire. La Symphonie n°5 en ré mineur opus 107 de Mendelssohn affirme un sens évident de la construction que l’on qualifierait aisément de germanique qui n’oublie pas la souplesse de la ligne. En seconde partie de soirée, Widmann défend la Messe pour grand orchestre qu’il a composée en 2005. En quatre parties et un peu plus d’une demi-heure, la pièce séduit par un métier inspiré et une indéniable puissance expressive, à rebours des clivages entre avant-gardes et néo-tradition.

Redécouvertes symphoniques, de Cologne à Manchester

Un mois plus tard, le London Symphony Orchestra décline les racines tchèques au Barbican Center, sous la baguette de John Eliot Gardiner. Le concert s’ouvre l’une des plus grandes pages du répertoire pour violoncelle, le Concerto en si mineur opus 104 de Dvorák. Truls Mørk en propose une lecture sensible, où la générosité et la vitalité n’interdisent pas une admirable sobriété, galbée dans une sonorité élégante, sans tentation déclamatoire superflue. Après un entracte, on redécouvre une œuvre méconnue du gendre de Dvorák, Josef Suk, qui avait épousé l’une des filles de son maître, Otilie. C’est à sa jeune épouse récemment disparue d’une insuffisance cardiaque que Suk dédie expressément la seconde partie de sa Symphonie n°2 en ut mineur opus 27 « Asraël », dont l’inspiration est nourrie par ce drame intime. Le chef britannique fait respirer la richesse de cette saisissante fresque symphonique qui mériterait, comme son auteur, de retentir plus souvent dans les salles de concert.

Une quinzaine de jours plus tard, une escale à Manchester nous permet de faire connaissance avec le Bridgewater Hall où le vénérable orchestre Hallé, fondé il y a plus de cent-soixante ans, a ses quartiers. Le programme de ce jeudi 7 novembre, dirigé par Tabita Berglund, est placé sous le signe des contrées nordiques, avec la Suite lyrique et le Concerto pour piano de Grieg, sous les doigts d’Andrew Tyson, avant la Symphonie n°1 en mi mineur opus 39 de Sibelius, l’un des opus les moins joués du corpus symphonique du compositeur finlandais : un équilibre habile qui, après avoir rassuré les auditeurs avec des pages assez familières, invite à élargir leur horizon musical.

Sous le signe de la musique de chambre

La curiosité pourrait être l’une des vertus de l’automne du mélomane. A Berlin, la Pierre Boulez Saal, inaugurée il y a quelques années dans le district central de Mitte, offre un menu attrayant pour les soifs de découverte et de musique contemporaine, dans un belle salle modulable, aux tonalités apaisantes de bois clair. En ce dernier mardi d’octobre, Markus Hinterhäuser propose les Six Sonates pour piano d’Oustvolskaïa. Le cycle décline les divers tropismes d’écriture de la compositrice russe – blocs homophoniques, contrastes de dynamiques et entre les extrêmes de la tessiture du piano – et permet d’embrasser l’évolution de la musicienne sur plus de quatre décennies. Le soliste italien soutient la puissance d’effets de statisme, mais nullement figés, qui s’emportent parfois dans une certaine véhémence, sans sacrifier l’intelligibilité du discours de ce condensé d’expressionisme intime et singulier.

Quelques semaines plus tard, la Guildhall School propose un portrait pour célébrer les cinquante ans d’un de ses professeurs de composition, Julian Philips, par une douzaine d’étudiants de la célèbre institution londonienne. Étranger aux querelles esthétiques moribondes dans certains pays d’Europe, le Britannique cultive une manière mêlant délicatesse et sensibilité de la ligne, dans une écoute attentive à la pulsation et à la couleur du texte, ainsi qu’en témoignent les six opus réunis pour cette soirée festive. Introduisant le programme, la mélodie pour mezzo et alto Coronach affirme un sens de l’atmosphère que l’on retrouve dans les six numéros des Love songs for Mary Joyce, pour ténor et piano, ainsi que dans le recueil des six Cantos de Sonho, pour soprano, ténor et trio avec piano. Le solo de harpe de Winter music séduit par ses tonalités feutrées. Deux pages sont données en première mondiale : la Barcarola pour piano, qui renouvelle intelligemment les formes académiques, quand les demi-teintes cinq poèmes de Turning fifty, pour baryton, harpe et violoncelle, avec le dernier qui donne son nom au cahier, ne se réduisent pas à l’opportunité de l’anniversaire, et se distinguent par un métier subtil.

L’opéra de Berlin à Madrid

Cet automne de la création ne se limite pas au répertoire de chambre et investit naturellement le théâtre lyrique. A Berlin, la Deutsche Oper met à l’affiche une nouvelle commande à Chaya Czernowin, Heart chamber. A l’inverse de la plongée dans la mémoire de la Première Guerre Mondiale de la vaste fresque Infinite now créée à Anvers en 2017, ce nouvel opus se concentre sur l’intimité amoureuse, où les murmures chatoyants se teintent d’un authentique lyrisme, porté jusque dans ses retranchements de vulnérabilité par Patrizia Ciofi, dans un personnage sobrement appelé Elle, face au Lui de Dietrich Henschel, qui focalise sur l’impact expressif ses moyens portant la trace d’une certaine maturité. Chacun des deux est dédoublé par une Voix intérieure. L’esthétique de l’immersion chère à la compositrice israélienne trouve ici un sujet et un format idéaux pour son accomplissement. En un peu plus d’une heure et quart, le spectacle réglé par Claus Guth, qui fait généreusement appel à la vidéo, due à rocafilm, et dirigé par Johannes Kalitzke, emmène le spectateur dans un voyage dans les entrelacs de la voix et de l’émotion au fil d’une fascinante exploration de la matière sonore.

Le lendemain, à Madrid, le Teatro de la zarzuela perpétue la tradition d’un genre typiquement espagnol que d’aucuns voudraient limiter au pittoresque. Si Policias y ladrones de Tomas Marco a joué de malchance, avec une grève du théâtre aux dates prévues pour la création en raison de projets gouvernementaux qui sacrifieraient l’indépendance de l’institution, Tres sombreros de copa de Ricardo Llorca, adaptant une pièce homonyme de Miguel Mihura, réjouit avec la profusion de péripéties que l’on attend dans ce registre, avec son alternance bien calibrée entre le parlé et le chanté, et dans un langage musical qui, flirtant avec les pastiches, ne se laisse pas appauvrir en pâle copie d’un modèle passé. A la tête d’une troupe investie, Diego Martin-Etxebarria défend cette oeuvre du présent consciente du folklore dans lequel elle s’enracine, et qui se livre dans une production colorée et judicieusement réglée par José Luis Arellano.

Paris, danse et électro

Paris n’a pas non plus négligé le lyrique, avec le deuxième opéra de Francesco Filidei, L’inondation, sur une adaptation d’une nouvelle de Zamiatine par Joël Pommerat. Si la prosodie se révèle un rien prosaïque, la richesse de timbres orchestraux évocateurs participe de l’efficacité quasi cinématographique de l’ouvrage. On retrouve fin octobre le Philharmonique de Radio-France, sous la baguette de Fabien Gabel, dans la création française du virtuose et volubile Concerto pour flûte de Philippe Manoury, par le dédicataire, Emmanuel Pahud, au cœur d’un programme debussyste et ravélien. Le lendemain, la soirée d’Halloween est placée sous le signe de la danse contemporaine, avec le LA Dance Project, initié par Benjamin Millepied. Split Step d’Emily Mast et Zack Winokur penche parfois vers l’installation artistique, quand la chorégraphie élancée et athlétique de Kinaesonata de Bella Lewitzky déploie sa magnifique énergique quasi cinétique sur la musique de la Première Sonate pour piano de Ginastera, dans le concept visuel dessiné par Charles Gaines. La pièce de Madeline Hollander, 5 live calibrations, ne manque pas d’énergie, même si la construction formelle peut paraître un peu lâche ça et là. Quant à Hearts and arrows de Benjamin Millepied, sur le Troisième Quatuor à cordes de Glass, l’ouvrage résume le langage du chorégraphe français, au diapason du minimalisme de la musique, avec, parfois, l’impression de céder à des formules. La solidité des interprètes est au service d’une page marquée par un métier certain, à défaut d’une inspiration constante.

L’électroacoustique, enfin, est à l’honneur au Centquatre, dans le cadre du nouveau festival Innovasound, qui croise les recherches musicales et la technologie, au-delà des clivages entre les arts et les industries. Le vendredi 22 novembre, eRikm et la Compagnie d’Autres Cordes offrent deux facettes de la création électroacoustique. Si les premiers, avec Electro A, restent dans des paramètres essentiellement sonores, les seconds, dans le prolixe Chronostatis Concert A/V n’hésitent pas à s’abandonner à une hypnotique hybridation visuelle qui ne craint pas la redondance. L’extase est également au rendez-vous à la Tonhalle de Düsseldorf une semaine plus tard, avec un concert Max Richter qui réunit un public nombreux et divers, par-delà les chapelles habituelles. La création sert aussi à dépasser les frontières établies.

Par Gilles Charlassier

Cologne, Philharmonie, septembre 2019 ; London Symphony Orchestra, Londres, octobre 2019 ; Bridgewater Hall, Manchester, novembre 2019 ; Pierre Boulez Saal, Berlin, octobre 2019 ; Guidhall School, Londres, novembre 2019 ; Heart chamber, Deutsche Oper, Berlin, novembre 2019 ; Tres sombreros de copa, Teatro de la zarzuela, Madrid, novembre 2019 ; La Dance project, Théâtre des Champs Elysées, octobre 2019 ; Innovasound, Centquatre, novembre 2019 ; Tonhalle Düsseldorf, novembre 2019

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