2 mars 2012
Mauvaise graine pour Pékin

Ai Weiwei au Jeu de Paume ! L’histoire est capable de jolis clins d’œil. Il n’est pas anodin que la première exposition importante en France de l’artiste chinois qui incarne aujourd’hui le combat pour la liberté et le respect des personnes se tienne dans un lieu dont le nom rappelle le serment que se firent, le 17 juin 1789 (à Versailles), les députés réunis pour les États généraux, de ne pas se séparer avant d’avoir élaboré une Constitution. Ce serment fut le prélude à l’abolition des privilèges de la noblesse, le 4 août suivant, et à la proclamation de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, trois semaines plus tard.

Les visiteurs qui se pressent pour visiter Entrelacs font-ils ce rapprochement ? Pas sûr. Cependant, il est impressionnant de voir qu’ils prennent le temps de détailler méticuleusement les œuvres présentées. Or celles-ci ne trouvent leur sens que dans la perspective qui habite l’artiste : Ai Weiwei pose la question de la liberté et du respect de l’individu dans un régime oppresseur. Il y répond en tissant des liens par l’utilisation des images et des réseaux, par la mise en jeu des marges de manœuvre qu’il identifie et fait jouer jusqu’à leur extrême limite, mettant ainsi le pouvoir à l’épreuve. Les autorités chinoises, elles, ont bien compris que le serment intime que s’est fait l’artiste de pousser le bouchon aussi loin que possible les met en situation de fragilité.

Le pouvoir défié

Invité en 2007 à la Documenta 12 de Kassel, en Allemagne (l’une des plus grandes expositions d’art contemporain au monde), Ai Weiwei imagine d’y présenter une installation vivante : il veut y faire venir 1 001 Chinois. Quand on sait la difficulté pour un Chinois d’obtenir un passeport puis un visa pour l’étranger, on prend la mesure du défi qu’il relève, mais aussi celui qu’il lance au pouvoir, pour réaliser ce Conte de fée. Les personnes recrutées représenteront toutes les couches de la société, et l’artiste n’oubliera ni les policiers, ni les gardiens de prison. Par ce geste artistique documenté dans toutes ses différentes phases (photos, enregistrements vidéo), il va évidemment chercher les limites du régime et en montre les contradictions à travers les personnes mêmes qu’il invite.

Après le séisme qui a ravagé le Sichuan faisant au moins 69 000 morts et près de cinq millions de sans-abri en 2008, Ai Weiwei se rend sur place. En voyant des centaines de cartable joncher le sol, il prend immédiatement conscience que la corruption et l’affairisme des pouvoirs publics sont responsables de la mort des milliers d’écoliers sur qui se sont effondrées les écoles construites à la va-vite. Il décide de tenter d’établir une liste des enfants victimes. Avec quelque deux cents volontaires, il en identifiera 5 212. Rien de politique, assure-t-il. Mais les autorités vont réagir brutalement, car une telle liste constitue en elle-même un désaveu formidable. Elles s’en prendront aux volontaires, aux assistants de l’artiste, puis à Ai Weiwei lui-même. En 2009, lorsqu’il viendra assister au procès de Tan Zuoren qui a commis le crime de créer un mémorial pour les enfants, il sera violemment agressé, frappé à la tête, au point de devoir être opéré en Allemagne car le coup aurait pu être fatal !

Comment le pouvoir de Pékin et ses satrapes provinciaux pourraient-ils tolérer cet homme qui ne cesse de mettre le doigt là où cela fait mal ? N’a-t-il pas dénoncé la transformation des JO en opération propagande alors qu’il était l’un des concepteurs du fameux stade en nid d’hirondelle ? Mais d’où lui vient cette insolence à l’égard des pouvoirs établis, des systèmes de pensées, des références supposées incontestables ? Il en donne toute la mesure dans la série des Études en perspective (1995-2010), dont la première se situe Place Tiananmen, en 1995. Au centre de l’image : un bras tendu, poing fermé à l’exception du majeur dressé vers le haut !

Les inquiétudes de la dynastie rouge

Son père sans doute, y est pour quelque chose. Grand poète chinois, Ai Qing fut lui-même condamné, sous Mao, à la relégation et à la rééducation dans des conditions profondément humiliantes. Toute la famille avait alors connu l’exil au Xinjiang. Il y avait déjà là de quoi nourrir une révolte. Cependant, il fallut attendre qu’Aï Weiwei fût rentré d’un long séjour aux États-Unis où il avait fréquenté Allan Ginsberg, découvert l’œuvre de Marcel Duchamp et le pop art, pour que cette « mauvaise graine » se révèle. Cette année-là, en 1993, Ai Qing, mourant, dit à son fils qu’il trouvait trop timide : « Weiwei, tu es ici chez toi. Tu n’es pas obligé d’être si poli. Fais ce que tu as envie de faire. » Le propos éclaire les œuvres qui vont suivre, comme la fameuse photo June 1994, où la future femme de l’artiste soulève sa jupe place Tiananmen, devant le portrait de Mao, ou Droping a Han Dynasty Urn (1995), une série de trois photos où l’on voit Ai Weiwei laisser tomber un vase qui se brise à ses pieds. On imagine sans peine que la « dynastie » rouge de Pékin s’est, elle aussi, sentie « lâchée »…

L’internet et le numérique ont donné à l’artiste les outils d’une extension de son œuvre. L’exposition du Jeu de Paume y accorde une large place en exposant une partie des milliers de messages et de photographies qu’Ai Weiwei a mis en circulation. C’est un esprit de liberté que distille ainsi l’artiste. Les autorités n’ont pas manqué d’y voir un ferment de rébellion. Aux yeux de beaucoup, en effet, l’artiste est devenu la voix des sans-voix, et à ce titre on lui rend hommage. D’où cette façon de l’appeler « oncle », de la part de nombre de ceux qui se sont adressés à lui sur Twitter…

Rarement les Chinois se sont reconnus dans un artiste. Mais lorsqu’après avoir été arrêté en avril dernier, et détenu quatre-vingt-un jours au secret, Ai Weiwei est condamné à une amende monumentale de 15 millions de yuans (1,8 million d’euros) pour une prétendue fraude fiscale, il verra affluer quelque 30 000 dons pour l’aider à verser un dépôt de 9 millions de yuans qui lui permet de contester la sanction. Le voilà devenu une figure populaire. C’est bien ce qui fait trembler Pékin, au point de tenter de le réduire au silence. La bataille est inégale, mais l’artiste n’a pas dit son dernier mot : le sort qui lui est fait contribue directement à la dénonciation du régime. Ainsi, le pouvoir lui-même devient-il le ferment de la révolution de jasmin dont il craint que de mauvais esprits ne la suscitent.

Par Jean-François Bouthors

 

Exposition au Jeu de Paumes, Ai Weiwei : Entrelacs, du 21 février au 29 avril 2012

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