29 mars 2012
Chloé Delhaume/ Magma avant les cendres


 

« C’est moi qui pose les règles puisque c’est ma partie. » C’est comme ça à chaque fois, sinon à quoi bon se tracasser à écrire – sauf que là, vraiment, c’est pas des blagues, c’est elle qui règne, la phrase elle la déboîte, elle la vrille, elle en fait ce qu’elle veut, et tant pis si ça vous pèse, c’est sa partie, après tout. Chloé Delaume rentre dans la langue comme on va à la guerre, avec rage elle envoie crever la phrase, elle éviscère, étripe, cavale avec un incroyable sens du rythme et un bâton de magicienne, ou peut-être bien de sorcière. La littérature française bat de l’aile ? Un peu de sérieux, s’il vous plaît.

Une femme s’est suicidée, chez elle et dans son crâne tous les livres de Chloé, elle n’y arrivait pas elle pensait que ça la sauverait, ça ne l’a pas sauvée, la mère appelle Chloé. Qui s’en étonne encore – dois-je me sentir coupable d’être en vie, que pouvais-je bien pour elle – la mère crie de l’autre côté du combiné, Chloé écoute, bien élevée. « Elle est morte et pas moi, car j’ai un sens aigu, Mesdames, aigu de mon propre divertissement. Ce qui m’occupe chaque minute c’est l’envie d’arrêter. Un vrai désir, comprenez-vous. Alors je mets en place dispositif verrous sublimations diverses afin de m’en détourner. Je ne survis pas parce que j’éprouve de l’appétence, je suis vide et ennui, personne, personne dedans. » La narratrice/auteur/héroïne Chloé Delaume est, on le sait, pleine de bosses et de brûlures, de crevasses et ça ne s’arrange pas, ou peut-être si, un peu, en tout cas voilà l’histoire, toujours la même, une femme qui se cherche, s’invente, se consume, qui s’élargit sur le papier et crame ensuite le dit papier pour voir le bruit que cela fait. Et c’est très beau à l’oreille, violent vivant cruel, ce que l’on demande à un livre, à quoi sert-il sinon. Les mots arrivent souvent trop vite mais elle ne les arrêtera pour les mettre à leur place, c’est le travail de la police, les siens, de mots, ils ruent dans les brancards et se poussent et se disputent la place.

Je suis légion

Elle plonge dans son propre corps avec les mots comme sondes pour en arriver au point de départ, qui sera aussi le titre : elle n’est qu’une femme avec personne dedans. Elle fait toc-toc et ça résonne, rien, vide ennui, alors que faire sinon s’écrire soi-même, s’inventer sur papier enfin être quelqu’un (si un écrivain déteint sur vous, comme c’est visiblement le cas ici : bon signe, il n’a pas causé en vain, sa voix s’est accrochée aux parois).

Elle plonge et c’est un fleuve furieux où se mêlent sa quête, ses défaites, ses combats, son refus surtout et c’est le nôtre, cette femme avec personne dedans qui se débat pour exister, c’est nous, évidemment. Un jour, il n’y a personne, un autre, elle est plusieurs, ça déborde. Ce balancement, là aussi, c’est nous.

Personne dedans, vraiment ? Eh bien prends la place, cher lecteur. Le rouleau de mots s’achève sur un extraordinaire « livre dont vous êtes le héros » : questionnaire sur nos impressions, notre lecture, et, en fonction des résultats, trois fins différentes nous attendent. La première prend place sur une table d’opération, Chloé va vous envoyer son laser et vous ôter comme une scorie votre envie de vous reproduire. La deuxième, vous êtes peut-être l’élu, le cavalier, sur lequel compter, la main amie, votre fin sera douce. Et la dernière, à vous de jouer, à vous de vous réécrire : quelle vie désirez-vous ? L’autofiction sauce Delaume n’a rien à voir avec les pâleurs de certaines ou certains de ces confrères, c’est un type de « magie noire », dit-elle et on confirme, c’est agrandir son corps et devenir légion, c’est ruer sur la langue et en faire l’aventure, c’est écrire son magma juste avant les cendres.

La littérature française est inerte, tiède, balbutiante ? Si ces mots-là ne vous fouettent pas, nous ne pouvons sans doute rien pour vous.

 

Par Pierre Ducrozet

 

Une femme avec personne dedans-Chloé Delaume-Le Seuil, 144 p., 15 €

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