20 avril 2017
L’Opéra des Flandres à l’heure contemporaine

Infinte now

C’est avec une commande passée à Chaya Czernowin que l’Opéra des Flandres ouvre le festival Opera21, biennale du théâtre musical contemporain qui deviendra un rendez-vous annuel à partir de la saison prochaine en associant deux villes flamandes – couple renouvelé à chaque édition : pour 2018, ce sera Bruges et Gand. Cette dernière accueille en ce mardi 18 avril la première mondiale de Infinite Now.

Avec Luk Perceval, la compositrice israélienne a élaboré un feuilletage entre le roman Homecoming de Can Xue et Front, l’adaptation que le dramaturge belge a réalisé de A l’ouest rien de nouveau de Remarque, en y ajoutant le contrepoint d’échanges épistolaires de l’époque des tranchées : à l’errance du personnage anonyme du premier, simplement nommé X, répond le no man’s land du champ de bataille. A rebours de la tradition opératique, le duo assume une discontinuité théâtrale qui fait même l’économie de caractères aisément identifiables : plutôt que de suivre une intrigue, le spectateur est immergé dans un dispositif scénographique où tous les éléments se révèlent solidaires pour offrir une expérience singulière plus proche de l’installation que du théâtre musical – symptomatiquement, il avait été envisagé de laisser le public entrer et venir cours de la performance, comme dans un musée, avant de céder aux contraintes d’une salle d’opéra.

L’opéra comme installation artistique

Séquencé en six actes, chacun annoncé par une série de coups d’enclume, tels un signal répété de lever de rideau, l’ouvrage fait lentement évoluer la configuration minimaliste d’un plateau meublé de panneaux verticaux, conçu par Philip Bussmann, sur fond de lumières blafardes, réglées par Mark Van Denesse. Projeté en surtitres à même le décor, quitte à troubler la lisibilité, le texte juxtapose les trois langues du front – allemand, flamand et français –, en particulier au fil des lettres déclamées, résonnant avec une acuité certaine dans une terre placée au premier plan du désastre, tandis qu’à l’anglais est confiée la fonction d’un commentaire narratif unifiant l’hétérogénéité assumée du matériau dramatique, que l’on retrouve dans l’écriture musicale.

Avec l’appui de l’IRCAM, la création électroacoustique privilégie les murmures et les échos des éléments naturels, qui enveloppent l’auditeur et une partition sollicitant généralement les marges du jeu instrumental : plus que discours façonné par des notes, celle-ci se compose d’abord de sons évocateurs, quitte à lasser parfois l’immobilité du mélomane pendant deux heures trente. On saluera l’engagement évident de Titus Engel, à la tête d’un orchestre enrichi d’une guitare électrique en regard de sa cousine acoustique, lesquelles, comme les deux violoncelles solos, se détachent de la fosse. Des six solistes vocaux, presque en miroir des six comédiens incarnant les rôles du drame que l’on identifie avec peine à partir du quatrième ou cinquième tableau, retenons les trois interprètes féminines, de la soprano Karen Vourc’h à l’alto Noa Frenkel, en passant par la mezzo Kaï Rüütel, sans oublier la souffrance éthérée du contre-ténor Terry Wey. Si l’on ne saurait préjuger des solutions spatiales qui y seront retenues, mentionnons la reprise de la production à la Philharmonie de Paris le 14 juin prochain.

Trilogie chorégraphique

Le lendemain, Anvers accueille la trilogie chorégraphique, East, autour du Requiem réglé par directeur de la compagnie flamande, Sidi Larbi Cherkaoui. La soirée s’ouvre par Kaash de Akram Khan, créé à Créteil il y a quinze ans. Baignée par les lumières d’Aideen Malone, la scénographie rouge et noire associant le décor d’Anish Kapoor et les costumes de Kimie Nakano porte la puissante identité de l’écriture gestuelle du chorégraphe anglais, laissant les danseurs exprimer leurs ressources expressives, entre autres dans des numéros de virtuosité jamais ostentatoire, à l’exemple de celui qui referme la pièce – confié pour cette dernière à Juliano Nunes.

A cette fascinante cohérence s’oppose la manière quasi improvisatrice du très composite Secus imaginé en 2005 par Ohad Naharin, mêlant des fragments sonores très divers. Sur un plateau habillé par les seules lumières d’Avi Yona Bueno, le directeur de la légendaire Batsheva fait se succéder des saynètes traduisant, au gré de l’accompagnement musical, situations et apories de la société israélienne contemporaine, avec une sensibilité empreinte de tendresse et d’humour, jusque dans l’exigence sécuritaire représentée par des files d’individus qui doivent, l’un après l’autre, montrer leurs mains comme des pattes blanches, tandis que l’on retiendra le remarquable duo masculin, où le sentiment amoureux brave la vigilance des orthodoxes.

Sur le Requiem de Fauré enrichi par des ajouts de Wim Hendrickx, en particulier dans un prologue entièrement de sa main, la création éponyme de Sidi Larbi Cherkaoui contraste avec sa recherche visuelle où la masse collective entoure l’âme sur ce que l’on peut décrire comme un cheminement spirituel. La réduction instrumentale dirigée par Jan Schweiger ne manque pas d’attraits, entre autres grâce au babil aérien d’Amel Brahim-Djelloul, sans pour autant sauver l’ensemble d’une certaine pesanteur de moyens. Assurément, avec les trois destinations de East, l’Opéra des Flandres ne cède pas à la monotonie esthétique.

Par Gilles Charlassier

Infinite Now et East, Gand et Anvers avril-mai 2017

Articles similaires