10 novembre 2011

Quand je voyage en pays musulman, chamanique ou bouddhiste je fais toujours un brin de prière à chaque lieu religieux. Les routes c’est mon obsession mais je les fais surtout en voiture, et quand une amie m’a proposé le chemin de Compostelle, je n’ai pas trop réfléchi, c’était juste ce dont je rêvais depuis toujours. Après neuf jours et 240 km à pied, je n’ai qu’une envie, continuer.
Flash back : Gare d’Austerlitz, 22h, en avance pour le train de Toulouse, je cale mon sac à dos et ma fatigue dans les courants d’air du hall de gare en attendant mes deux amies d’enfance. Nous partons pour une marche de neuf jours sur la route de Saint Jacques de Compostelle, de Figeac à Condom, du Lot et des Causses au Gers. Elles ont de l’entrainement et moi pas du tout, alors pour me  booster, je suis venue à la gare à pied, de l’Opéra- pas Bastille mais Garnier… Evidemment à métro Saint Paul j’ai fait une crise d’hypoglycémie et j’ai acheté deux tablettes de chocolat, un paquet de crocodiles Haribo, des fruits secs, des jus, des madeleines, comme si je partais en randonnée dans le désert.
L’idée de Compostelle c’est celle de mon amie Maribée qui  fait le pèlerinage par étapes d’une semaine à chacune de ses vacances. Elle est partie du Puy l’été dernier, a continué en solitaire en hiver dans le plateau de l’Aubrac. Née dans une famille de marcheurs, 30 km quotidiens ne lui font pas peur. En commençant notre voyage à Figeac nous reprenons sa route vers l’Espagne et Saint Jacques. Mon autre amie, Catherine est elle aussi une marcheuse aguerrie; depuis six ans tous les dimanches elle  fait une randonnée d’une vingtaine de kilomètres dans la région parisienne et connaît tous les recoins de l’ile de France. Hyper organisée, elle nous a fait un tableau des étapes avec les gîtes correspondants. Une moyenne de 25km par jour avec une petite pointe à 30 pour le dernier jour, histoire de s’achever totalement. Je passe la nuit de train dans le doute…
Nous arrivons à Figeac dans la nuit et commence alors le jeu d’orientation réservé aux initiés. La partie française du Chemin de Compostelle suit le GR 65 qui est balisé même dans les villes et villages qu’il traverse. A chaque croisement un signe collé ou peint sur un arbre, au dos d’un panneau routier, indique s’il faut tourner ou continuer tout droit. Dès la sortie de Figeac c’est l’épreuve, une côte bien sympa dans une allée forestière sombre et endormie. Puis le jour se lève dans la brume. C’est tellement beau que peu m’importe d’être en eau et sans le souffle. Mais en fin de journée je m’aperçois que j’ai surtout regardé le sol, je me souviens des sentiers caillouteux, des mottes de terre herbeuse, du goudron le long des départementales- mes pieds me faisant tellement souffrir que le plus important était de choisir le bon angle pour poser ma chaussure. Maribée nous avait prévenues, le soir sur la route de Compostelle, le « pied » devient l’essentiel des sujets de conversations… Notre première nuit est à Ussac, un gîte paysan. « Vous êtes les seuls pèlerins ce soir » nous dit notre hôte. Le mot fait mouche, on ne s’était pas posé la question, pèlerins, marcheurs, ou randonneurs ? Le sujet est brûlant: Maribée fait un pèlerinage, la réflexion, et la communion avec les autres pèlerins est  fondamentale. Pour Catherine c’est juste une randonnée chargée d’histoire mais sans doute plus intéressante que les autres. Et moi d’un coup je me sens investie d’un statut un peu usurpé, je n’ai fait que vingt sept kilomètres, et même si je fais une courte prière à chaque croix ou église, l’habit du pèlerin me semble un peu trop lourd à endosser.  On passe la soirée à discuter route, Dieu et ampoules, en buvant le rouge du coin, notre fermier cuisine à merveille, on en oublie notre fatigue.
Au deuxième jour notre trio a pris le rythme, Catherine devant, ensuite Maribée qui a toujours un œil sur moi qui suit en fin de colonne. Je me souviens enfin ou j’avais acheté ces chaussures trouvées au dernier moment au fond de mon armoire … production chinoise pour marché local,ça ressemble à une chaussure de marche mais la semelle se fissure dès le trentième kilomètre. Je paie la légéreté de ma préparation par une douleur de chaque pas et la haine m’envahit toute la journée, contre
les cailloux, les chinois, l’obsolescence programmée et mon orgueil. Trop conne… mais pas question que je lâche. Evidemment pas de boutique de sport sur la route, et pas question de faire un petit détour de six kilomètres.
La route était pourtant belle, je l’ai bien senti quand je relevais la tête, il restait encore de l’humain dans la bourrique épuisée que j’étais devenue au soir du troisième jour. Quelques images restent imprimées; la multitude de glands qui tapissent les chemins et me sauvent des cailloux, ces drôles de constructions de pierre qui ressemblent à des yourtes, les porches des églises assoupies sous lesquelles on reprend des forces, les gens croisés à pied ou en voiture qui nous lancent  sourires ou  bonjours. Et puis le rythme enfin acquis au quatrième jour, quand le pas et le souffle s’accordent d’eux même. Une fois que le sac accroché au dos, les jambes et les pieds endoloris se mettent en branle, que l’ on marche comme on respire et que les pensées se libèrent.
Le cinquième jour, Maribée ayant soigné les plus douloureuses de mes ampoules, d’humeur joyeuse,  je décide de baptiser chacune
des étapes. Le premier jour était l’enthousiasme, puis venait la haine, l’endurance, le rythme. Aujourd’hui ce serait la purification, le vent soufflant intensément mais sans  violence, emportant tout le superflu. Amical, il soufflait dans le bon sens, nous faisant voler vers notre étape suivante. Maribée, craignant sans doute  un  jour « mortification « ,  imposa la gastronomie pour le sixième jour- on était tout de même dans une des régions de France où l’on mange le  mieux. En route Catherine la pragmatique nous trouva du foie gras et moi d’oublier que je suis végétarienne…

L’important est-il de se souvenir des villages traversés ou du parcours précis ? J’interroge maintenant mes souvenirs si frais et pourtant si fugaces. Des moments surgissent comme des pics dans la brume, ces repas du soir aux gites de Lascabanes, de Lauzerte, de Lectoure : « le nid des anges »,« les figuiers », «  la halte pèlerine » noms délicieux comme les heures passées à y reprendre des forces. Et surtout les pèlerins rencontrés en route.   Il y a Vincent qui faisaitt la route en solitaire, à peine trente ans,  il travaille dans un cabinet de conseil,  et a le profil idéal, celui que les DRH apprécient. Compostelle il le fait par étape et c’est son
oxygène. Vee,  l’atypique quadra qui milite pour une vie naturelle, elle,  fait la route avec sa mère – le père lui, les suit en voiture balai ne pouvant se résoudre à les laisser seules. Et aussi l’incroyable Antonia, l’hôtesse de l’air allemande, qui se fait ses trente cinq kilomètres par jour et le soir sort habillée en Chanel comme si elle venait de faire ses courses rue Saint Honoré. Et puis Françoise fine comme une liane qui avance avec ses deux longs bâtons de bois, son sac et sa guitare sur le dos. Elle vient de finir son contrat dans une association culturelle, partie il y a une quinzaine de jours, elle fera les deux mois de pèlerinage jusqu’à  Compostelle et après, on verra …
Il y a aussi tous ceux dont la légende hante la route. Comme ce « fou » qui faisait la route torse nu avec une croix en bois d’un mètre de large en bandoulière sur le ventre. Ou les deux allemands qui se rendaient à Compostelle pieds nus. Mais la plus touchante reste sans doute la Polonaise. « Elle est arrivée un soir de novembre, une véritable armoire à glace, avec une poussette et dedans, emmitouflé, son enfant de 18 mois. Elle ne parlait pas un mot de français. Mais on a compris qu’elle venait de Pologne et se rendait à Compostelle, il y avait sans doute quelque chose avec son enfant. » Michel qui tient le gite des Figuiers nous raconte encore remué cette vision presque irréelle dont on ne saura jamais l’histoire ni les mystères. Et c’est sans doute mieux comme cela.

par Patricia Chichmanov

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