2 avril 2012
Life must go on

On avait vu, à la Comédie Française, Alain Françon nous proposer une Trilogie de la Villégiature dans laquelle il avait glissé quelques accents de Tchekhov, comme s’il ne pouvait pas – pour notre bonheur – résister à ce qui l’imprègne depuis qu’il a monté La Mouette, La Cerisaie, Le Chant du Cygne, Platonov, et Les Trois sœurs. Ce qu’il apportait ainsi à Goldoni, ce n’était pas le stéréotype souvent creux de « l’âme russe », mais la question de savoir comment nous parvenons à coexister sans être des modèles ni des héros, avec nos limites, nos destins mal maîtrisés, et même nos médiocrités ordinaires.

C’est cette même entomologie de la vie ordinaire que l’on retrouve, aux Théâtre des Amandiers de Nanterre, où Françon nous propose sa belle vision d’Oncle Vania. Certes, il y a toujours un samovar sur la table du jardin, au premier acte, certes, Voïnitski et le docteur Astrov boivent sec leur vodka, certes il est question, le temps d’une réplique en forme de clin d’œil à Gogol, du passage d’un revizor, mais la Russie n’est qu’une couleur, qu’un paysage, et non le sujet central.

Monet et Goya

La prairie et les frondaisons en arrière-plan dessinent une campagne qui pourrait être lorraine ou tourangelle, un espace qui de paix et de tranquillité où l’on aurait envie de s’installer comme on suit volontiers les promenades de Julien Gracq dans ses Carnets du grand chemin (José Corti 1992). Il y a là, semble-t-il, tout pour être heureux.

Pourtant, les hôtes du domaine s’énervent, se jalousent, passent à côté de leur vie, piégés dans les rancœurs et les petits drames familiaux. Passé le premier acte, les voilà dans la maison, comme cloîtrés en eux-mêmes. Derrière la fenêtre, l’ombre des arbres ferme toute perspective, et dans la nuit l’orage sera l’écho naturel des déchirures intérieures. Françon a pris le parti d’accentuer les caractères. Si le décor nous place dans le monde de Monet, les personnages sont plus du côté de Goya. Ils ne s’aiment pas eux-mêmes, mais voudraient être aimés pour ce qu’ils ont rêvé d’être et ne sont pas. L’existence, en eux, a creusé des rides, y compris chez les plus jeunes.

Quelque chose échappe…

Tout l’art de Tchekhov et la réussite de la mise en scène de Françon tiennent en ce que cet aperçu d’humanité, même dans ses travers, est habité d’un désir d’autre chose, d’un besoin d’air, et que ce désir subvertit y compris les ratages, les perversités… Il y a, même dans le dépit, de la liberté. Quelque chose échappe à tout le monde, comme une petite flamme que la pluie de l’orage n’éteint pas. C’est l’ébouriffement de Vania, sa folie douce, magistralement interprétée par Gilles Privat, c’est l’utopie que caresse Astrov d’un monde harmonieux et guéri, même s’il y est infidèle, c’est le désir d’une passion, tout en ne voulant pas trahir, d’Elena, c’est la manière qu’à Marina, la vieille nounou, d’être le témoin d’une vie qui continue cahin-caha… Tous, au fond, et chacun à sa manière, sont habités de l’idée que the life must go on.

La comédie de la vie doit continuer, nous dit Tchekhov. Mais entendons bien ce que l’auteur de théâtre veut dire : la comédie n’est pas un simulacre sordide, un don fait à celui qui la regarde ou la traverse pour qu’il ne désespère pas. C’est tout le sens de la dernière réplique de la jeune Sonia, qui clôt la pièce en s’adressant à son oncle : « Nous nous reposerons ! Nous entendrons les anges, nous verrons tout le ciel constellé de diamants, et nous verrons le mal terrestre, toutes nos souffrances se noyer dans la charité qui remplira le monde entier, et notre vie deviendra douce, tendre, légère comme une caresse, Je crois, je crois… » La promesse de paradis dont la prairie est l’image s’accomplira, même pour ce désabusé de Vania !

Par Jean-François Bouthors

Au Théâtre des Amandiers, à Nanterre, jusqu’au 14 avril.

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