18 mai 2012

Je venais de débarquer lorsque soudain j’aperçus Léonard de Vinci. Sa silhouette caractéristique : tête dégarnie entourée de longs cheveux gris emmêlés, barbe fournie et toge renaissance d’un vert épinard ondulait dans la chaleur infernale qui transformait le tarmac de l’aéroport de Pise en guimauve.
Je connais d’avance votre réaction. Et oui, voilà, vous secouez la tête d’un air exaspéré en murmurant un non excédé. S’il vous plait, je vous en conjure, écoutez moi jusqu’au bout, ne m’interrompez pas et après, seulement après, vous jugerez ..
Je n’étais pas sous l’emprise de drogues ou de boissons alcoolisées, et cela ne m’était jamais arrivé précédemment. Mon métier m’entraine aux quatre coins de la planète où j’expertise les comptes financiers de grands groupes industriels, plutôt bien parait-il, grâce à une mémoire phénoménale et une aptitude innée pour les mathématiques. Je ne tire aucune gloire de cet état des faits : je suis né comme ça, dans une famille de scientifiques pré-formatés in utero. Le prix à payer (car il y en a toujours un ) est que nous n’avons aucune imagination. Ainsi, lorsqu’installé dans les moelleux fauteuils de la business class d’Air France, j’ai parfois de longues heures à tuer, je les passe en réduisant en charpie les complexes problèmes arithmétiques des sociétés que j’audite. Non à lire, ni à rêver, ni à étudier l’histoire des pays dans lesquels je vais (certes brièvement) séjourner, non, rien qui pourrait donner un début d’explications à mes hallucinations à répétition. Car elle n’est pas restée unique, mais je m’embrouille, je vais trop vite, repartons donc à Pise aujourd’hui, lorsque par une chaleur écrasante surgit devant moi le sosie de Leonardo.
Il me précédait dans la longue file de voyageurs descendant à pas précautionneux l’escalier et laissa soudain échapper son I pod qui rebondit avec un bruit mat sur le bitume. Oui, je sais : L De Vinci et I pod, il y a comme un anachronisme. Et pourtant, lorsqu’il se retourna prestement pour ramasser l’objet, je ne pus m’empêcher de le regarder fixement avec incrédulité, tant et si bien qu’il finit par me rendre mon regard, interrogateur et perplexe. C’est alors que je compris ma méprise : ce que j’avais pris pour une toge renaissance n’était en fait qu’un de ces vêtements un peu ample, aux formes indéfinissables, à mi chemin entre le boubou et les jodhpurs informes: le Léonardo en question n’était en fait qu’un hippie attardé, le cou entouré de colliers d’ambre et de gris-gris d’argent. D’ailleurs, dès que notre échange de regard interloqués prit fin, il ne me prêta plus la moindre attention et ramassa prestement son appareil tout en jurant à voix basse.
Pour ma part, je me secouai en reprenant mes esprit : certes, il avait exactement les traits du célèbre peintre, c’était indéniable, mais personne autours de moi ne semblait avoir noté de ressemblance, et même si pour moi, elle était criante, il s’agissait bien d’un contemporain, plutôt crasseux et marginal au demeurant, sans aucun rapport avec le lumineux génie créateur de l’artiste.
C’est donc souriant, et hochant parfois tout seul la tête avec amusement, que je poursuivis mon chemin vers le hall, où je passai sans difficulté les formalités de police.
Je montai dans un taxi que je dénichai avec un peu de peine car la foule en ce mois de juillet était dense et lui indiquai l’adresse d’un hôtel en plein centre ville de Florence, hôtel dans lequel j’étais déjà descendu à plusieurs reprises, et dont la situation s’était révélée idéale : à trois pas du palazzo veccio et mieux, à deux pas de la banque que j’allai auditer dès l’après-midi.
Le ciel était laiteux, rendu opaque par une brume de chaleur orageuse qui plombait le paysage, assourdissant l’éclat des cyprès entrevus dans les collines. Je me plongeai dans mon dossier, suivant du doigt les graphiques et les courbes des statistiques, les cheveux soulevés par la brise légère filtrant par la fenêtre entrouverte du chauffeur. Ce dernier resta muet durant tout le voyage. Je l’avais d’ailleurs à peine entrevu, lorsqu’il avait saisi ma valise pour la placer à l’arrière dans le coffre. Il conduisait avec aisance et célérité et ne mit qu’une heure à me mener à destination, déjouant les pièges des nombreux radars de la FILIPI (la route reliant les trois grandes villes de Firenze, Pisa et Livorno). Il bénéficiait de laissez-passer spéciaux en sa qualité de taxi et c’est ainsi que levant enfin les yeux j’aperçus en un éclair la statue de Côme De Médicis l’ancien, juché d’un air bravache sur son cheval vert de gris. Je la connaissais bien, car c’était mon itinéraire habituel dans la ville, et je la détaillai d’un air absent lorsque le conducteur m’adressa enfin la parole :
Je dois m’arrêter ici, signore, après, c’est une voie piétonne.
Croisant son regard dans le rétroviseur, j’eus vraiment un choc.
Côme l’ancien ! Ce type ressemblait comme deux gouttes d’eau à Côme l’ancien !
Euh, c’est un canular ? bredouillai-je en détaillant ses petits yeux durs et son crâne chauve tandis qu’il se retournait vers moi.
Non, non, Signore, c’est vraiment piéton.
Enfin, je veux dire, vous vous moquez de moi ?
Je commençai à me sentir franchement mal à l’aise. Je regardai vers l’arrière, afin de tenter d’apercevoir la statue et de vérifier si je n’avais pas la berlue, mais nous avions tourné sur la droite et elle n’était plus visible.
A l’avant, le chauffeur perdait patience : il répéta d’un ton sec le montant de la course tout en mordillant sa lèvre inférieure, qu’il avait fine comme l’ancien, tandis que je tentai de trouver une explication rationnelle à cette deuxième coïncidence. Je lui fourrai dans la main une poignée d’euros froissés et il démarra en trombe, me laissant avec mon attaché case et ma petite valise sur le trottoir poussiéreux.
Indifférente, la foule bigarrée des touristes déambulait autour de moi, léchant d’énormes glaces crémeuses, les enfants s’amusaient en piaillant à effrayer les pigeons, le soleil continuait à darder sur ma tête des rayons vaguement orageux.
Poussant un lourd soupir, je m’ébranlai vers mon hôtel tout en rêvant d’un grand verre d’eau pétillante glacée, avec deux tranches de citron vert qui nageraient paresseusement à travers les bulles. J’étais certes troublé mais je tentai de me concentrer sur la magnifique architecture de la rue et c’est ainsi que je parvins enfin à destination et m’accoudai au comptoir de la réception. Le hall d’entrée était sombre et frais, ainsi que je l’avais espéré. Il y flottait une vague odeur de poussière et de fleurs surannées, du genre magnolia ou tubéreuse. Il n’y avait personne d’installé dans les lourds fauteuils en tapisserie mais le rideau masquant l’arrière semblait bouger de façon intermittente. Il fut soudain écarté par une main fine tandis qu’une superbe jeune femme surgissait derrière le comptoir.
Je la dévisageai avec admiration : le nez aristocratique, les yeux bleus en forme d’amande, l’opulente chevelure d’un blond vénitien encadraient un visage d’un ovale parfait qui surtout, ne m’évoquait rien de connu. Je veux dire : aucun personnage célèbre ne s’incarnait en cette magnifique femme et c’est en mesurant l’importance du soulagement éprouvé que je m’aperçus de mon état d’angoisse et d’agitation.
Vous êtes nouvelle ? demandai-je en tendant ma carte de crédit. Je ne vous ai pas vue lors de mon dernier séjour…
Je ne suis là que depuis hier, ça me donne un petit job pendant le congrès, me répondit-elle d’une voix douce mâtinée d’un léger accent romain.
Ah, je vois, répondis-je en hochant la tête, bien que je ne vois pas du tout de quel congrès il s’agissait.
Angelo ! peux-tu porter jusqu’à sa chambre le bagage du signore ?
Bien sûr.
Je me tournai vers le bagagiste qui venait de surgir à son tour derrière le rideau et là, je subis un double choc. D’abord en le découvrant: un homme extraordinairement musculeux, les cheveux bruns ondulés, la barbe abondante: Michel-Ange en chair et en os! ensuite en apercevant sur le mur une affiche punaisée depuis certainement longtemps et dont les teintes pâlies n’avaient jamais attiré mon attention: celle du film de Christian Jacques, avec Martine Carol dans le rôle phare de Lucrèce Borgia. Lucrèce Borgia dont la jeune réceptionniste était la vivante incarnation !
Poussant un faible cri, je m’écroulai inanimé.
-Et voilà, vous savez tout. Vous secouez la tête de nouveau ? Vous ne me croyez pas ?
Oh si, signore, je vous crois: je vous fais le topo: je suis médecin, la stagiaire de l’hôtel Medici, un des plus anciens et honorables de notre ville de Florence m’appelle pour que je soigne un client en proie à une crise de nerfs dans son hall, tout ça est parfaitement exact.
Mais moi, moi, ce que je vous ai raconté, mes hallucinations ? j’ai peur, Dottore, suis-je en train de devenir fou?
Fou ? Non…un peu de fatigue, de surmenage, certainement, sinon, vous auriez fait preuve de plus de sang-froid….tiens, nous y sommes, ambulancier, voulez-vous bien stopper là quelques instants ? Que voyez-vous signore ?
Euh..la.. une place?
Et tout autour de cette place ?
Des bâtiments? Dont un ..
Dont un?
Est le palais des congrès…
Et qu’y a-t-il affiché en grand sur ce palais des congrès ?
Le..le Premier Congrès Mondial des Sosies de Personnages Historiques de la Renaissance Italienne se tient ici du 15 au 21 juillet….oooh, je, je ne sais plus où me mettre, je suis pitoyable, je suis désolé mais, même le chauffeur de taxi, le bagagiste ?
Beaucoup de ces sosies tirent le diable par la queue avant de décrocher parfois le rôle de leur vie dans un grand film. Ils font des remplacements, des petits boulots pour pouvoir payer leur séjour à Florence..ma, qu’avez-vous à me dévisager ainsi ?
Excusez-moi, excusez-moi de vous poser cette question, mais en vous regardant plus attentivement…on s’éloigne de la Renaissance là mais, on vous a déjà dit que vous ressembliez à Berlusconi comme deux gouttes d’eau ?

 

Par Anne Chevalier

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