29 mars 2015
Les sortilèges de La Ville Morte à Nantes

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Emigré aux Etats-Unis pour fuir le nazisme, Korngold devint à Hollywood un célèbre compositeur pour le cinéma, reléguant, pendant des décennies, dans un relatif oubli,  les ouvrages lyriques écrits avant l’exil, et au premier rang desquels La Ville Morte, qui connut un grand succès dans les années vingt. Bastille a attendu 2009 pour monter ce chef-d’œuvre capiteux – la première française eut lieu au Théâtre des Champs Elysées en 1982 – dans la production de Willy Decker, tandis que  l’Opéra de Nancy confiait en 2010 à Philipp Himmelman une fascinante mise en scène reprise en ce mois de mars à Nantes.

Un fascinant mélange de symbolisme et de minimalisme

L’intrigue, tirée d’un drame que Georges Rodenbach adapta de son roman Bruges-la-Morte, plonge dans une envoûtante atmosphère de mystère et de symbolisme. Paul, veuf d’une jeune épouse, entretient le culte de la disparue, quand un jour, il rencontre une inconnue ressemblant étrangement à Marie : Marietta, une danseuse lilloise, qu’il invite chez lui. Plongeant dans le souvenir, l’histoire navigue entre songe et réalité, dans les eaux troubles de la mémoire et du fantasme, sur une musique opulente, rivalisant avec Strauss et Zemlinsky. Avec son plateau de six répliques de salon avec un fauteuil rouge, la très habile scénographie de Raimund Bauer à l’allure faussement minimaliste emmène le spectateur au cœur de cette obsession, immobilisant la demeure dans le souvenir de la morte et l’attente de son retour. La fluidité du travail n’oublie pas un subtil dosage d’humour, dans les décalages avec son entourage, plus terre-à-terre, qui explose jusqu’au sarcasme, dans le rêve du deuxième acte, peuplé par Marietta et un univers de vices blasphémant le culte de la défunte. La relative crudité de la danse macabre contraste avec la magie de l’ensemble, sans en altérer l’équilibre cependant. Signalons encore la poésie de la vidéo de Martin Eidenberg, avec le visage de Marie sur fond bleuté.

La voix à l’épreuve du feu

Dans cette lecture qui cultive l’écart entre l’imaginaire et le réel, Helena Juntunen illumine le plateau avec sa Marietta brillante. L’éclat du timbre le dispute à la richesse d’une voix au caractère affirmé. L’incarnation de la soprano finnoise jubile d’une vitalité qui cultive une certaine indifférence à l’égard du deuil, au diapason de la conception du metteur en scène, là où d’autres ont pu suggérer plus d’ambiguïté complice. Si dans le répertoire de ténor, Tristan ou Bacchus – dans Ariane à Naxos de Strauss – figurent parmi les plus redoutables  rôles, celui de Paul n’a rien à leur envier, tant l’endurance et la puissance de l’écriture s’avèrent exigeantes – le troisième acte rivalise avec celui du Tristan wagnérien, ce que Daniel Kirch ne manque pas de faire entendre dans ses louables efforts, paradoxalement mieux récompensés dans l’épreuve du dernier acte. Le reste du plateau se montre fort honnête, à l’image du Frank bien terrien d’Allen Boxer, quand Maria Riccarda Wesserling déploie une séduction certaine en Brigitta,  la servante. Les Juliette et Lucienne d’Elisa Cenni et Albane Carrère forment une paire piquante. Mentionnons encore Alexander Srague, Victorin et Gaston, ainsi que John Chest et Rémy Mathieu – Fritz et Comte Albert. Outre les chœurs préparés par Xavier Ribes, Thomas Rösner fait sonner l’Orchestre national des Pays de la Loire avec une belle cohérence, tirant le meilleur d’une réduction d’effectif réalisée avec tact – pour contenir dans la fosse du Théâtre Graslin : environ soixante-dix musiciens par rapport à la centaine requise par la partition, adaptation au demeurant parfaitement dans l’esprit d’un compositeur pragmatique, comme Richard Strauss pouvait l’être lui-même. Ceux qui ont raté les séances nantaises pourront se rattraper à Nancy en avril – même cast, avec cette fois les forces lorraines.

GL

La Ville Morte, Opéra de Nantes, mars 2015, à Nancy à partir du 21 avril 2015

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