25 janvier 2012
Les poings fermés

 

C’est du brutal. Spanish Harlem, on respire mal. On vit dans des taudis, on tape du couteau sur la table, les dents grincent. On dort les uns sur les autres, les parents hurlent, le sang coule, on est des bâtards de dieu. Les enfants, ici, sont trois, et ils forment un clan, celui des sauvages. Si l’histoire est narrée par le plus jeune, elle est surtout contée depuis le sol où traînent leurs six petits pieds. Leur Vie animale est saisie sur le vif par Justin Torres (et par son excellente traductrice, Laetitia Devaux), en saynètes d’une grande intensité, chacune reposant sur une image assez puissante pour condenser leur existence entière. Leur père rentre du travail et, les yeux brûlants on ne sait si de rage ou d’allégresse, fait danser ses garçons en leur criant « Dansez comme si vous étiez riches ! Z’êtes pas riches !», « Alors dansez comme si vous étiez blancs ! Z’êtes pas blancs !». Le jeune narrateur de six ans manque de se noyer dans un lac. Il y entrevoit le grand vide et la peur qui jamais ne le quittera, dont il ne dira mot. La peur, ici, ne se dit pas.

Dans les tranchées

Plus loin, le père creuse une tranchée dans le jardin, puis il s’y allonge. « Je ne sortirai jamais d’ici » dit-il. Les trois garçons essaient de le faire remonter à la surface, mais c’est lui qui les entraîne vers le bas. Puis le père s’en va, et chacun viendra s’allonger en silence dans le trou sous la pluie. La mère en larmes aussi. Le petit achève le manège. Il sait que c’est sa tombe. Il ferme les yeux. Il les rouvre sur son père venu le chercher. Une même violence latente parcourt ces scènes. Elle va exploser, c’est sûr, on l’attend, elle rôde, si on s’embrasse c’est trop fort, l’amour ne se détache jamais de la rage. Les trois garçons incarnent la défaite de leurs parents, leur absence d’avenir, leur amour maladroit. Ils descendent dans la rue et comprennent vite que leur horizon est bouché par les immeubles d’en face. Leur unique force, celle de leurs poings. Ils s’en servent, entre eux, contre les autres. Petit à petit, le narrateur se distingue de ses deux frères, il semble avoir quelque chose en plus, peut-être en moins. Il ne veut pas de la vie de ses aînés. La meute des dépenaillés, jusqu’alors d’un bloc, volera en morceaux dans un final à couper le souffle. Toute la violence explose enfin, l’unique porte de sortie s’ouvre, pour le benjamin, sur un paysage de fin du monde. En gagnant sa liberté, il la perd.

Carver et Hemingway

Justin Torres gagne, lui, ses galons d’écrivain américain avec son premier roman. La nationalité importe ici car c’est bien dans la grande tradition de « l’anti-psychologie », qui court d’Hemingway à Carver, qu’il s’inscrit. Action brute, gestes, regards, coups, rien d’autre. Tout est dit. C’est d’autant plus remarquable qu’on peut sentir son désir (naturel) d’en dire plus, mais il se retient, il a déjà compris que rien ne sera aussi puissant que les actes eux-mêmes dénudés de leurs intentions. Leurs conséquences, en revanche, forment des vagues à la surface du lac, et le lac c’est son affaire. Lorsque le barrage rompra, il sera là pour nous le montrer à coups de mots comme des haches.

 Par Pierre Ducrozet

Vie animale, de Justin Torres, aux Éditions de l’Olivier

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