10 mars 2013

J’ai six ans depuis un mois. Je suis une grande maintenant. C’est dommage, mon anniversaire est en été et tout le monde est en vacances. De toute façon, on n’aurait pas invité mes copines : ma mère, elle ne veut pas qu’elles viennent à la maison. Mais je n’ai pas le droit d’aller chez elles non plus, parce que sinon, il faudrait les recevoir en échange. Et on ne s’en sortirait pas comme elle dit ma mère ! Alors tout le monde reste chez soi…

Enfin, en ce moment, ma mère, ma sœur et moi, on est à la campagne, dans la ferme de mon oncle et de ma tante. C’est super bien ! Bon, il y a ma cousine et elle est bête comme ses pieds. La preuve, c’est la seule personne que je connais qui cire la semelle de ses chaussures vernies de fifille à sa môman ! Et puis il y a aussi ma grande sœur qui est là, comme j’ai dit. Elle, elle a douze ans. Des fois, je l’aime bien et des fois, je ne l’aime pas. Je ne sais pas trop pourquoi.

Ce matin, il fait très chaud et je suis assise sur les marches du perron. Il ne faut pas faire de bruit dans la cuisine parce que ma mère elle dort encore, et que si on la réveille avec du bruit, elle a mal à la tête après. Et ça la met de mauvaise humeur. J’aime bien rester assise ici : avec le soleil, tout ce que je regarde tremble. C’est comme dans les films où ils sont dans le désert.

Ma tante, elle dit qu’il ne faut pas rester longtemps au soleil sinon tu attrapes une insolation. Moi, j’adore pourtant quand le soleil me picote. Mais elle doit avoir raison, c’est une grande personne après tout !

J’attends que les deux grandes chipies aient fini leur petit déjeuner parce que je n’ai pas le droit d’aller jouer toute seule sans les grandes. Mais elles en prennent du temps ! Surtout que ma tante, elle surveille sa fille comme la casserole quand elle fait chauffer le lait sur la cuisinière !

« Mais qu’est ce que tu fais encore assise ici, toi ??? Je t’ai pourtant dit au moins cent fois que tu risques d’attraper une insolation ! Et en plus, tu n’as même pas mis ton chapeau !!! Petite inconsciente… »

Quand elle me gronde comme ça, ma tante, je fais comme si je ne l’entendais pas mais je ne bouche pas les oreilles pour de vrai, avec mes mains. Je coupe le son, mais c’est dans ma tête.

« Bon, les filles, allez jouer toutes les trois ! Près du tas de bois et à l’ombre, vous m’entendez !!! Et toi, mon petit ange d’amour, fais bien attention à ta belle robe… »

Là, j’ai remis le son : on va pouvoir enfin aller s’amuser !

A côté de la pile de bois, il y aussi un vieux tronc d’arbre coupé. J’adore monter dessus et sauter dans le vide. Je me dis toujours que je vais m’envoler. Mais la plupart du temps, je retombe par terre, très vite. Les grandes, elles préfèrent dire que c’est une table et elles font semblant de faire la cuisine avec leurs dînettes. Elles mettent des fleurs coupées, des petits cailloux et disent qu’elles font une salade… Débiles !!!

L’autre jour, je voulais qu’on fasse comme si on était des Indiennes. J’ai vu un western à la télé et ça aurait été super de fabriquer un tipi. Mais les deux autres, elles ont voulu continuer leurs jeux idiots. Et pour que je ne les embête pas, elles m’ont dit de monter la garde au cas où les méchants cow-boys viendraient nous attaquer. J’ai bien compris que c’était pour se débarrasser de moi et qu’en vrai, elles s’en fichaient pas mal.

Aujourd’hui, elles ont sorti leurs poupées mannequins : moi, je n’en ai pas. Elles les habillent, les déshabillent et les font parler. Elles doivent aller au bal ce soir, il paraît… Et pour les faire danser, leurs moches poupées, elles veulent que la souche serve de piste de danse. Elles disent que c’est des princesses comme Sissi… Pfffou ! N’importe quoi !!!

Mais moi, je suis debout sur ma piste d’envol. Cette fois-ci, j’en suis sûre, je vais aller très loin. Il faut que je me concentre mais les grandes veulent que je descende tout de suite, maintenant ! Quand c’est comme ça, j’ai juste envie de faire le contraire de ce qu’on me demande. Alors, je reste sur le tronc et je regarde droit devant. Je fais semblant de ne pas les voir, ni de les entendre. Sauf que ma cousine, elle vient de dire un truc que j’ai entendu quand même.

« Ben d’abord, t’es mal élevée ! Ma mère, elle me dit toujours que vos parents sont des irresponsables et que tu finiras dans un foyer pour les sauvageons de la banlieue !!! »

Moi, je ne sais pas ce que ça veut dire « sauvageon » mais je pense que ce n’est pas vraiment un compliment… Alors, je lui ai répondu, à ma cousine :

« Si t’es pas jolie, sois polie !!! » Ma mère, elle me dit toujours ça quand j’insiste pour avoir un truc qu’elle ne veut pas me donner ou m’acheter… Et puis j’ai sauté de mon tronc d’arbre, j’ai arraché une poignée d’herbe, avec de la terre et des petites branches et les ai jetées à la figure de ma cousine et je lui ai dit : « Ben t’es qu’une conne-pétasse ! Pis ta mère aussi ! »

Et cette andouille s’est mise à hurler. Ma sœur et moi, on sait ce qu’il va se passer. J’ai très chaud et très froid en même temps, et ça fait comme des nœuds tout tordus dans mon ventre. Surtout lorsque j’ai regardé du côté de la maison et que je vois venir ma mère avec ma tante. Ma cousine, elle continue à pleurer et à pousser des cris de bébé. Ma sœur s’est mise en boule, comme un hérisson, sauf qu’elle ne risque pas de piquer : elle cherche surtout à protéger ses cuisses et sa tête ! J’ai très peur parce que j’étais sûre que c’est moi qui vais prendre… Alors, même si mes jambes elles sont toutes molles comme des chamallows, je cours pour aller me cacher.

Quand j’ai peur aussi fort, je me dis toujours que si je trouve une bonne cachette et que je le veux vraiment, je vais devenir invisible et qu’on ne me retrouvera jamais. Après, j’imagine que je les verrai tous très tristes, qu’ils diront : « On a perdu notre petite fille ! Alors on pleure ! ».

J’attendrais un peu, puis je reviendrais. Et ils seront contents et je ne serai pas disputée.

Cette fois-ci, j’ai trouvé une super cachette. C’est derrière la haie de roseaux : il y fait presque nuit et il faut être petite et pas grosse  pour se glisser entre le mur et les tiges. Il ne faut plus que je bouge, ni que je respire pour disparaître totalement. J’entends déjà les pas de ma mère : l’herbe est toute sèche et avec ses chaussures, ça fait un drôle de bruit qui s’approche, qui s’approche… Schlap-cricht, schalp-cricht… Je ferme les yeux, c’est comme si il faisait nuit et je n’ai pas vu arriver sa main quand elle m’accroche  par le bras et me sort vite fait de ma cachette… C’est comme quand on allume la lumière quand je dors : je ne vois plus rien ! Mais par contre j’ai bien senti le premier coup de baguette sur mes cuisses, parce que je suis en short. Je crie, j’ai très mal. Mais ma mère, elle me secoue et elle me dit : « Tu te tais ! Tu ne saignes pas donc tu n’as pas mal ! Et si tu continues, je te tue ! ».

Alors je pleure tout doucement, parce que je vois son bras tout allongé par le bâton, qui monte et quand il descend je sais que ça va faire encore mal. Et puis, j’ai bien vu que derrière mes jambes, il y a des grands traits tout rouges et qu’il y a du sang…  Alors, j’hurle, parce là j’ai vraiment mal.

Ma tante arrive à cet instant là et elle dit à ma mère d’arrêter tout de suite, que sinon elle téléphonera aux gendarmes. Je comprends pas bien pourquoi : les gendarmes, ils arrêtent les voleurs, et il n’y a pas de voleur… C’était moi qui ai embêté ma cousine, mais je n’ai rien piqué à personne…

Ma mère, elle est partie en courant et j’ai entendu le bruit de sa voiture qui s’en va. Alors, ma tante me ramène à la maison : je marche tout bizarre parce que ça me chauffe et que ça me tire derrière les cuisses. Elle me fait coucher à plat ventre sur le canapé et elle met de la pommade et du rouge sur mes rayures. Je regarde dans le miroir : c’est comme un zèbre, mais au lieu d’être en noir et blanc, je suis en rouge et blanc… Pendant qu’elle me soigne, je réfléchis : à quoi on va jouer demain ? Et puis je dis, moi, si j’ai une fille un jour, avant de la corriger, je lui mettrai un pantalon… Elle aura moins mal ! Et si je ne la tapais pas ? Et si je n’avais pas d’enfant…

Par Nathalie Cordier

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