6 septembre 2012

Il a apporté sa vieille laisse avec lui.
Celle de Sultan. Elle ne s’est pas trop abîmée avec le temps. Dix ans pourtant.
Jacques marchait encore d’un bon pas à l’époque. Pas comme ce matin  où sa hanche le fait souffrir. Il a pourtant pris les deux pilules, la verte et la bleue comme chaque jour depuis des mois. Le docteur a aussi conseillé une canne. De marcher sur trois jambes comme un vieillard.Une canne et plus de voiture ; ça c’est son fils qui lui demande à chaque fois qu’ils se voient. Papa, tu ne devrais  plus conduire.
Bon sang, qu’est ce qu’ils avaient tous à vouloir le clouer sur place ? Bien sûr, il vieillissait mais quand même, il n’était pas déjà bon pour la maison de retraite. Lui qui n’avait jamais cessé d’avancer, de traverser la vie d’un pas assuré, il était opérationnel pour encore quelques années, il en était sûr. Mais, peut être se trompait-il comme lorsqu’à la mort de Sultan, il s’était dit plus jamais. Des bêtes à chagrin comme disait sa mère, une bretonne qui avait eu cinq enfants. Et un seul chien, Topaze dont il restait des photos jaunies, un gros berger allemand qui servait de nounou aux enfants.
Jacques était l’aîné de cette grande famille où il avait appris la discipline et l’amour de la terre. Cette belle terre sombre et riche qui était capable chaque printemps de redonner vie à  une nature qui semblait avoir renoncé des mois durant. Et qui lui avait appris à accepter à travers les saisons que la vie puisse donner ou non. Qu’il fallait savoir attendre et ne jamais désespérer. Pourtant, les hivers rudes, il en avait douté. Loin de la maison familiale, dans cette pension où son père l’avait mis avec deux de ses frères pour y recevoir l‘éducation qu’il convenait d’avoir loin « des bonnes femmes ». La nuit qui tombe avec le froid, les dortoirs sans âme, les camarades qui vous rudoient, les maîtres qui punissent.
Jacques n’avait jamais accepté cet abandon. Ses frères étaient partis faire des études et lui, l’aîné, était resté pour reprendre cette propriété qui l’avait vue grandir et dont il  avait tant souffert d’être éloigné.

C’est dans un train, lui qui ne bougeait quasiment jamais, qu’il avait rencontré Jeanne.
Elle était là assise avec sa mère, les jeunes filles ne voyageant pas seules à l’époque. Arrivés à la gare de Tréguier, il leur avait proposé de les emmener le lendemain  découvrir la Cote des Ajoncs et ses îles. Jeanne avait été séduite par ce jeune homme un peu absent chez lequel elle avait deviné une souffrance qu’elle sentait pouvoir accompagner. Ils se fiancèrent dans l’année, puis le mariage eut lieu en juin. Peu de temps après, le père de Jacques mourut et Jacques devint seul maître à bord.
C’était un travail sans répit, une véritable entreprise à mener entre la culture des terres, l’entretien des bâtiments et la gestion du personnel. Puis, un fils était arrivé, un autre et des jumelles. Jeanne avait alors pris son rôle de mère très à cœur, tandis que Jacques s’était  révélé un mari et un père aimant. Il se souvenait du plaisir qu’il avait à arpenter les terres de la propriété, entouré de chiens, ses garçons se chamaillant avec des branches transformées en épées, le chocolat chaud qui les attendaient en hiver sur cette grande table en chêne où ils se retrouvaient tous ensemble.
Puis, à leur tour, ses frères et ses sœurs se marièrent et un mois de novembre particulièrement âpre eut raison de leur mère. Il fallut alors parler de l’héritage. Des terres furent vendues et Jacques gagna dix années de tranquillité. Les communs avaient été aménagés pour que tout le monde puisse se retrouver en août, mais l’équilibre était instable. On était loin de la mer; pour les neveux, il fallait constamment faire le taxi. Bertrand un des beaux-frères se mit à rêver d’un petit pavillon gris et blanc, rien que pour sa petite famille, face à la plage. Jacques comprit que la fin était proche. L’indivision prenait l’eau. Toute sa vie était pourtant là dans ses prairies généreuses, ces belles granges en granit.
Il réalisait aussi qu’il ne savait rien faire d’autre que de s’occuper de ses terres ayant fait peu d’études. Et puis travailler pour quelqu’un d’autre, il n’y arriverait jamais.
Jacques fut sauvé par une jeunette dont Bertrand s’enticha, plaquant femme et enfants pour laisser libre cours à sa testotérone et courir des mers plus chaudes que les côtes bretonnes. La famille se resserra autour de sa sœur abandonnée, chaque année ressemblant à la suivante.
Chaque début d’août ressemblait à une invasion d’enfants qui dormaient dans une grange aménagée en dortoir. Les femmes partaient au marché le matin puis s’occupaient de la cuisine sous la houlette de Jeanne qui restait la maîtresse de maison. Les hommes eux aidaient Jacques à toutes sortes de choses, aucun n’osant s’asseoir dans un fauteuil pour ouvrir un livre de toute la durée de leur séjour. Seuls les jours de chaleurs, la sieste était tolérée à condition qu’elle ne dure pas plus d’une heure. Puis le 15 août passé, tout le monde repartait et Jacques retrouvait la propriété pour eux seuls tandis que Jeanne commençait à préparer la rentrée des enfants. Ses enfants, lequel d’entre eux reprendrait-il  la propriété se demandait  Jacques, découvrant qu’il n’avait réussi à communiquer à aucun des quatre cette passion qu’il avait de la terre. Non, ils  voulaient aller en ville, voyager dans ces pays qu’ils découvraient en regardant la télévision.
Henri, le cadet  partit le premier. Il s’engagea dans la marine et ne revint plus que pour de brefs séjours, souffrant d’un  mal de terre qui lui donnait une bonne excuse pour ne pas jouer les prolongations. Il avait de toutes les façons toujours été absent, ailleurs, le regard tourné vers la fenêtre. C’était aussi le seul qui n’avait pas voulu avoir son propre chien. Jacques avait en effet institué une tradition : à sept ans, chacun de ses enfants en recevait un pour son anniversaire. L’occasion de leur apprendre les responsabilités et ce qu’était dans la pratique les devoirs. Et sans doute les attaches. L’idée que l’on puisse aimer sans condition était chère à Jacques. Cela le ramenait à un sentiment d’amour originel où l’on recevait autant que l’on donnait, en toute simplicité.
Sultan, un braque croisé avec un chien de berger lui avait offert cela plus qu’aucun autre. Il était arrivé un jour tout crotté, remontant l’allée bordée d’hortensias, s’asseyant devant la porte comme un fournisseur qui attend qu’on le fasse entrer. Il n’avait rien à vendre que lui-même et pour cela avait fixé Jacques de ses deux yeux dorés auxquels il était absolument impossible de résister.
Ce côté séducteur avait immédiatement agi sur toute la maisonnée, y compris les chiens déjà en place qui avaient bien compris que celui-là avait un côté humain et que la compétition était perdue d’avance. Et, alors que les autres chiens n’avaient pas accès à la maison principale, Sultan y entra sans l’ombre d’une hésitation dès que Jacques eut caressé sa grosse tête poilue sertie de deux immenses oreilles.
De ce jour, Jacques et lui devinrent inséparables, le chien devenant une prolongation de lui même. Jeanne dut accepter qu’il se couche au pied du lit de son maître, c’est-à-dire le sien aussi, la chambre commune étant restée malgré les années un endroit qu’ils continuaient tous deux à vouloir conserver. Fut-elle un peu jalouse ? Sans doute ; non pas de ce que le chien lui ait enlevé quelque chose- il n’y avait rien de changé dans le comportement de Jacques envers elle mais plutôt de découvrir que son mari avait quelque chose à donner en plus et que ce n’est pas elle qui pourrait en profiter.
Chaque matin, Jacques partait faire le tour de la propriété avec Sultan. Deux heures de marche pour vérifier les clôtures, décider de la taille des arbres, surveiller l’avancement des cultures et discuter au gré des rencontres avec voisins, fermiers ou fournisseurs. Le chien courait sur des traces mais n’oubliait jamais un court instant de tourner la tête pour voir où Jacques en était.
Cette sollicitude était frappante et Jacques se demandait parfois comment ils avaient pu avoir la chance de se trouver. Il aimait sa femme, ses enfants, mais ce chien remplissait en lui une case bien à part, à laquelle il ne se voyait plus pouvoir renoncer. Il savait pourtant qu’échéance il y avait et que ce jour-là il pleurerait comme un gosse, comme il l’avait si souvent fait dans la solitude des dortoirs en pension. Puis les années passant, Sultan passa de devant Jacques à derrière lui, imperceptiblement. L’entrain était toujours là, mais le rythme devint plus tranquille. Les poils blancs apparurent, les marches furent bientôt des obstacles. Jacques le portait chaque soir pour l’installer dans la chambre à coucher.
Le moment du départ approchait, celui où il faudrait qu’ils se quittent, que Jacques enfouisse ce bout de lui en creusant un grand trou près du gros chêne, là où Sultan aimait de plus en plus s’allonger. Ces deux-là étaient tellement liés que le jour où cela arriva, Jacques sut à l’instant même qu’en l’appelant, la tête ne se redresserait pas.
Pour la première fois en quinze ans, leurs mouvements ne s’accorderaient plus. Le corps de Jacques devrait apprendre à se mouvoir sans cette ombre portée, ces muscles qui semblaient reliés aux siens pour qu’au moindre de ses gestes, Sultan  se redresse, prêt à le suivre. Jeanne le vit rester prostré de longs moments dans la journée comme si son énergie vitale l’avait en partie abandonné. Elle appela le docteur pour qu’il lui donne des médicaments qu’il fit semblant de prendre.
Quelque chose en lui était mort, une partie de lui-même que nul n’avait su éveiller à part un chien de hasard.

Le hasard qui, doit l’attendre là, à nouveau dans une de ces allées bétonnés où l’on entend les chiens aboyer sans discontinuer. Un chien pas trop jeune qui, par la force des choses retardera son entrée dans une maison de retraite.
Tant qu’il y avait eu Jeanne, Jacques n’avait rien eu à craindre mais maintenant qu’une méchante pneumonie l’avait emportée, il sentait bien que ses enfants y songeaient sérieusement. Il avait surpris une conversation entre sa fille et Pierre, son fils aîné qui parlait de vendre la propriété maintenant que Jacques  ne pouvait plus s’en occuper seul. Ils avaient dû prendre un couple de gardiens et cela coûtait cher. Les revenus agricoles baissaient, le coût de la vie augmentait, les oncles et tantes se plaignaient de voir leur rente diminuer bref, sans aucune retraite, Jacques ne pouvait compter que sur ses enfants et avec la hausse de l’immobilier, la propriété commençait à chauffer les esprits.
Tout aurait été si simple ; plus de charges et une confortable somme pour que Jacques ait une jolie petite chambre saumon avec assistance médicale et soirée à thème.
Alors il a pris sa décision comme un camouflet. Il est temps que la relève arrive ; Sultan ne serait pas son dernier chien.

Maintenant qu’il est là, il est un peu inquiet. Il doit être le plus vieux à défiler devant les box. Peut-être devrait-il dire que c’est pour ses petits-enfants qu’il est venu chercher un chien, pour leur faire une surprise. Il y a peut-être une limite d’age pour adopter comme pour avoir un crédit. En tout cas il ne pourra pas mentir sur le sien vu qu’il faut présenter une carte d’identité.
Perdu dans ces pensées, Jacques oublie de regarder les chiens. Il a déjà parcouru deux allées quand il redresse le nez. Il n’a aucune idée précise de ce qu’il est venu chercher. Il ne veut pas d’un petit chien, ça c’est sûr mais pour le reste, Jacques est incapable de savoir ce qui arrêtera son choix. Alors il avance, regardant soigneusement le mélange de races de la plupart des pensionnaires mais également  ces goldens retrievers, ces labradors qui ont dû tant plaire aux enfants  quand ils sont arrivés chiots et que les familles ont fini par conduire ici, effrayés devant leur taille adulte. La voiture qu’il faut changer, le chien qu’on ne peut plus maîtriser en laisse, l’avion, les hôtels auxquels ils faut renoncer- la contrainte avait été évacuée. Sans doute les enfants avaient pleuré mais deux game-boy plus tard, leur chagrin était sans doute retombé.
Jacques s’est arrêté. Les mêmes yeux dorés. Pour le reste rien à voir avec Sultan, mais ces yeux, cela paraît à peine croyable. Le chien d’à coté semble avoir compris retournant vers le fond de la cage alors qu’il s’était avancé lui aussi. Ce ne sera pas lui.
Quelle horreur de devoir choisir à l’image de ces affreux programmes télévisés où chanteurs en herbe, cœurs solitaires attendaient la sentence.
Mais voilà, Jacques était ici pour ramener un chien et un seul. Et ce sera celui là, ce gros chien de berger dont les poils noirs ont entamé la compétition avec les blancs.

Cette odeur, en voilà un qui sent la campagne. La truffe de Jules se met à frémir. Un mélange de terre et de fougère. Il la reconnaîtrais entre mille. Le bonheur qu’il avait de se rouler dans ce tapis vert qui laissait une petite poussière jaune sur ses poils. Oui, c’est ça, reste devant moi. Laisse moi profiter. Me souvenir de cette grande maison avec ce porche dont les battants n’étaient jamais fermés ; Cette liberté d’aller et venir que j’avais, les petits sentiers qui descendaient à la rivière, la chienne de la ferme d’à côté.Ces kilomètres que j’avalais pour aller la voir. C’était plus fort que moi, fallait que je sorte, jamais eu envie de rester assis dans la cour comme les autres. La vraie vie, elle est dehors, non ? Et pas tenu en laisse, s’il vous plait. Quand je repense à toutes celles que j’ai mangés depuis pour me détacher- c’était plus fort que moi. Enfin, vu l’état de mes dents maintenant, je vais devoir me calmer. Mes articulations me font mal aussi alors si toi, avec les cheveux tout blancs, tu décides de m’emmener, sois tranquille, je me tiendrai à carreaux. Ah, si tu pouvais m’emmener loin de cette ville, de ce béton, de ces petits chiens qui sentent le renfermé. Allez, ouvre cette cage ; pour toi qui sent les fougères, je serais un chien  comme on les rêve, au service. Un bon gros toutou qui te suivra partout où tu voudras bien m’emmener.

Jacques et Jules marchent sur le sentier. Le pas calé l’un sur l’autre. C’est fou comme ils se ressemblent, ce balancement de la tête, cette façon de s’arrêter et de repartir lorsque Jacques s’assoit sur cette souche d’arbre, une pause devenue indispensable avant d’entamer la remontée vers les corps de ferme.
Jacques retrouve ce plaisir qu’il avait connu avec Sultan ; d’ailleurs il lui arrive souvent de se tromper de nom en l’appelant. Le docteur a trouvé qu’il avait bonne mine même si sa hanche lui fait toujours mal. Il a d’ailleurs de plus en plus de mal à se baisser pour poser à terre le bol pour l’eau et la paté de Jules. C’est dommage qu’il ne mange pas à table comme lui. Qu’ils puissent partager ses repas ; ça lui plairait tellement si Jules, assis sur une chaise, pouvait lui parler…

Laetitia Monsacré

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