27 juin 2012

Ils ont vraiment des gueules de culs ce babouins : ils ne sont pas trop moches, mais je ne les aime pas. Je ne devrais pas penser des trucs pareils… Ce sont mes enfants ! Quand Louis est né, j’étais content de voir les gens ravis. Tout le monde me félicitait même si je n’avais pas fait grand-chose. Enfin si… On me disait : « Tu dois être fier d’être le papa d’un si joli bébé ». Et moi je ne voyais qu’une espèce de saucisse de Toulouse hurlante. Je pensais qu’avec le temps, je comprendrais ce dont ils parlaient. C’est très exactement le jour de la naissance d’Azéma que j’ai su : je ne les aimerai jamais.

Je me suis marié parce qu’il le fallait. Les seuls hommes qui devraient rester célibataires sont les curés, les militaires et les marins. Ca laisserait moins d’orphelins en temps de guerre. Mon père me le disait toujours quand j’étais petit. Il était parti à la guerre sur ces deux jambes mais il était revenu cul-de-jatte. Comme nous n’avions pas d’argent pour lui payer un fauteuil roulant, il se déplaçait dans une caisse à savon munie des roulettes d’une ancienne poussette. Ma mère lui avait installé un petit matelas sous les fesses et brodé de ses mains fatiguées un joli coussin en guise de dossier. Et pour avancer de façon autonome, il s’aidait de deux calles en bois, munies de deux anses en cuir sous lesquelles il glissait ses mains. Ainsi équipé, la mécanique pouvait se mettre en marche ! Il ressemblait à la locomotive que ma tante m’avait envoyé pour Noël et avec laquelle je n’avais pas le droit de jouer car elle était trop belle selon ma mère. Ce devait être en quelque sorte à ses yeux un modèle réduit parfait de mon père.

Parce que lui prenait toujours la même direction : le café du village. Et quand bien même plus d’un mètre le séparait du sommet du comptoir, il devait malgré tout réussir à se faire entendre puisque dans le meilleur des cas, il parvenait à rentrer seul en zigzagant et vociférant des propos d’arsouilles à faire hurler les chiens et les voisins. Mais plus souvent, au milieu de la nuit, on venait réveiller ma mère pour qu’elle aille le récupérer dans quelques maisons où il s’organisait de façon régulière des beuveries sans nom. Le train avait déraillé… Je la regardais revenir, en cachette, derrière le rideau usé qui abritait mon lit dans la cuisine. La plupart du temps, il était proche du coma éthylique, elle le sanglait sur son chariot et revenait en le tirant derrière elle. Une bonne femme, pas comme la mienne.

C’est après qu’il soit mort, écrasé par le camion d’un livreur de bière que tout a changé. En réalité, il avait amassé au fil des ans un vrai pécule. Tout au long de ces cinq années, il nous avait caché un joli petit héritage qu’il avait perçu alors même qu’il venait d’être rapatrié dans un hôpital parisien après son amputation. Un de ses cousins que nous ne connaissions pas, ni ma mère, ni moi, était mort et il était le seul légataire. Une fois la cordonnerie et l’appartement du défunt vendus, le notaire lui avait remise une somme rondelette.

De plus, ce saligaud de première nous avait toujours fait croire à nous et au village tout entier qu’il ne bénéficiait d’aucune pension de guerre parce qu’il avait sauté sur une mine française et pas une allemande. Donc aux yeux de l’armée, selon ses dires que nous gobions tous comme des crétins, il avait commis une faute professionnelle ! Il avait détruit le matériel de la Nation. C’était un appelé donc il avait été renvoyé sans indemnités !

Je ne sais pas pourquoi je repense à toutes ces vieilleries précisément maintenant. Nous avons terminé notre traditionnel déjeuner dominical. Comme chaque semaine, mes trois affreux rejetons sont venus se faire régaler par leur mère. Toujours le même menu, le même poulet qui n’a plus de fermier que le nom… J’ai commencé à ressentir ma première douleur dans le bras gauche au moment même où j’entamais ma part de tarte aux pommes version carton et dès la première bouchée déglutie, je n’ai pu que me laisser glisser sur le sol tant la seconde attaque a été violente. Je m’attendais à ce qu’ils réagissent : ils ont tous des téléphones portables qui ont émis des bruits divers et variés pendant toute la durée de ce maudit repas ! Bien au contraire, ma femme est allée préparer le café en compagnie de ma fille aînée pendant que la cadette et son frère se plantaient devant la télévision. Ils attendent tous les sondages sortie des urnes à mi-journée… Parce que finalement, ce dimanche n’est pas tout à fait comme les autres. C’est le premier tour des présidentielles… Enfin, ce n’est pas une raison pour me laisser agoniser sans appeler les secours ! J’ai bien vu passer le plateau et senti l’odeur du café lorsqu’elles sont revenues de la cuisine… Elles ont été obligées de me contourner. Et maintenant, c’est au tour de Louis de m’enjamber allègrement afin d’accéder au bar. Le salaud, il vient de faire main basse sur ma bouteille de Martel. Repose ça tout de suite espèce de petite fiente de limace. Il me lance un petit regard narquois du coin de l’œil et se sent obligé d’ajouter : « Je vais en boire une bonne rasade à ta santé de ce délicieux cognac ! Hé les filles, vous allez trinquer avec moi avec moi j’espère ! ». De bon aloi !

Car à leur décharge, je dois avouer une fois encore qu’ils m’ont toujours été indifférents. J’ai bien essayé de m’intéresser à leurs études mais ces incapables n’ont jamais su faire les bons choix. Si Louis m’avait écouté, il pourrait reprendre l’armurerie aujourd’hui. Mais non, Monsieur a préféré aller rejoindre les chevelus sur les bancs de la fac ! Quand j’ai coupé les vivres à cet apprenti avocat à la solde des marxistes, il est revenu pleurer dans le giron maternel. J’ai mis deux ans avant de m’apercevoir qu’un des sept livrets épargne de la famille avait été vidé. C’est à peu près le même temps qu’il a fallu au nez de ma femme pour se remettre du coup de marteau que je lui ai donné. Elle est têtue et j’ai voulu bien enfoncer le clou afin qu’elle comprenne son erreur… Et puis je lui ai un peu tapé sur les doigts avec le fer à repasser chaud afin de bien faire passer le message. J’ai mis en pratique d’une certaine manière les vertus didactiques de l’exemple. Lui, il n’aura rien si je dois y laisser ma peau : je l’ai déshérité ! Depuis le dimanche où il nous a annoncé qu’il se pacsait avec son petit juge !

Le téléphone d’Azéma sonne à nouveau. Quelle sonnerie exaspérante que ces chouinements de nouveau né ! La voici maintenant près de la fenêtre et tout en parlant, elle me jette un regard dédaigneux. Elle aussi, si elle m’avait écouté… Ecole privée Sainte Clotilde de la Sainte Mère de Dieu jusqu’à 16 ans. Elle y aurait appris les bonnes manières et tout ce qu’une jeune fille bien élevée doit savoir… avant son mariage ! J’avais le candidat parfait : le fils du principal fournisseur de balles de La police française. Il avait quinze ans de plus qu’elle et aurait pu la surveiller. On aurait même pu envisager de faire affaires ! Au lieu de ça, Madame a choisi la voie Haute école de commerce. Comme si on pouvait apprendre à vendre ! Moi, je n’ai pas fait d’études mais je sais tenir mon magasin. S’il y plus de dix agressions dans le métro, je fais une promo sur les lacrymos ! C’est ma devise ! Comme quoi elle n’est pas futée ma fille. Mais elle n’a rien demandé, même lorsqu’elle s’est mariée, ni à la naissance de ses deux mouflets. Pas même lorsqu’elle a divorcé. C’est bien maintenant que je n’ai plus à supporter ces petits morveux que toutes les deux semaines… Je ne vais quand même pas la plaindre sachant qu’elle n’a que ce qu’elle mérite.

Tiens, elle a raccroché et fait signe à sœur de la rejoindre. Et ça chuchote encore. La dernière me lance un regard tout aussi hargneux que ses aînés. Je l’appelle La dernière car je ne me suis jamais souvenu de son prénom. Oui, il y a des choses que le cerveau a du mal à retenir parfois. Je connais mon numéro de plaque minéralogique, mon code sécurité sociale, mes quatre comptes bancaires, les dates des victoires napoléoniennes. Mais pas le prénom de La dernière. Je crois qu’elle m’en a toujours tenu rigueur… C’est un peu comme son anniversaire : impossible de mémoriser la date. Il faut dire que j’ai totalement oublié les circonstances de sa naissance : c’était à quelle saison ? C’était où déjà ? Mais est ce que je l’ai reconnue finalement celle là ? Sûrement, sinon elle ne serait pas la toutes les semaines… A moins que ce ne soit une amie de la famille ??? J’aime bien me dire des trucs pareils à leur sujet. Surtout quand il y a un tel fond de vérité : je ne sais même pas ce que La dernière fait dans la vie !

Ma femme vient de les rejoindre et elle me toise un bref instant. C’est vrai que vu de dessous, sa cloison nasale est vraiment bien déviée… De toute façon, il faut bien qu’elle se dise que je ne l’ai pas épousée pour son physique. Certes, je n’ai pas contribué à l’arranger mais dès le départ, son capital était bien entamé ! Faut pas abuser non plus. Moi aussi j’ai du supporter toutes ses indécisions : elle est incapable de choisir seule quoi que ce soit. Et si elle le fait, c’est toujours une catastrophe. Je dois tout reprendre en main par la suite et ses excuses m’énervent tellement… que je la fais taire ! Je lui apprends le silence… Une fois encore, je passe pour le méchant alors que je ne cherche que la paix et ma tranquillité.

Presque 20 heures annonce la voix du présentateur… Dans quelques instants, les résultats. Ca fait maintenant longtemps que je suis étendu sur le carrelage et je commence à avoir froid. Allez les enfants, j’ai compris la leçon… Soyez sympas ! Les pompiers, c’est le 18 je crois… Non, ils ne lèveront pas le petit doigt. Tant pis, je vais tendre l’oreille afin de savoir qui ira au second tour. Heureusement, ce matin, j’ai eu le temps d’aller voter. Bien à droite. A droite de la droite. « C’est un électrochoc… Le Pen est au second tour… 23% des suffrages exprimés… ». Enfin, il arrive… Mon cœur… C’est la joie…

Un quart d’heure après, le Samu est arrivé : les urgentistes n’ont pu que constater le décès de l’homme. Triple infarctus du myocarde. La veuve éplorée était entourée par ses trois enfants tout aussi choqués. Elle ne cessait de répéter entre deux sanglots : « C’est Le Pen qui l’a tué ! Lui qui votait toujours communiste… »

 

Par Nathalie Cordier

 

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