13 février 2012
Le Français, hors les murs

C’est un clin d’œil qui ne s’invente pas : pour donner la Trilogie de la Villégiature de Goldoni, dans la version qu’en propose Alain Françon, la Comédie Française sort de ses murs, pour élire domicile dans le jardin du Palais Royal, juste derrière les colonnes de Buren. Cette pièce rappelons-le, emmène ses personnages  à la campagne… Pour compléter le tableau, il faut ajouter que Françon s’est illustré par sa mise en scène de la Cerisaie de Tchekhov, et que le « Théâtre éphémère » qui a été construit tout de bois en quelque mois pour pallier l’indisponibilité de la salle Richelieu a des airs de datcha russe… Et comme dans une datcha l’atmosphère de cette salle temporaire est à la fois chaude et douce. On la découvre en entrant sous les gradins dont on aperçoit la charpente de pin brut, avec encore une légère odeur de résine. On s’attendrait presque à s’asseoir au coin du poêle. Ceux qui s’étaient demandé, en arrivant, s’il ferait chaud dans cette « baraque en bois », sont vite rassurés. Et le velours rouge des fauteuils fait en quelque sorte le trait d’union avec le passé de Richelieu… On se sent bien là, et la fête peut commencer. Car le public ne sera pas déçu !

Jouer sans compter et payer plus tard, douloureusement. Voilà bien ce qui résume cette élégante Trilogie, écrite par Carlo Goldoni en 1761. L’auteur abandonnera bientôt l’Italie pour venir s’installer en France. Sans doute a-t-il bien des reproches à adresser à la société qu’il va bientôt laisser derrière lui, car sur la scène, c’est un monde finissant qu’il dépeint quittant Livourne pour aller passer une partie de l’été à la campagne. Pour ses personnages, il n’y a plus que cela qui compte : se montrer là-bas, dans l’oisiveté, le luxe, les plaisirs, le jeu, rivaliser de dépenses, de parures, de bons mots, de vacheries enrobées de sucre, de mépris, de faux-semblant, et finalement d’insouciance. Tout commence Allegro, tambour battant, dans le rire et l’espièglerie, tout finira dans un lent Adagio, tout en amertume et tristesse. Giacinta et Vittoria qui ne songeaient qu’à l’éclat de leur parure au début de la pièce finiront en noir sans plus de colifichets. Ce qui avait démarré comme une plaisanterie s’achèvera dans une atmosphère d’amour en  berne. Et la comédie qui a fait vibrer et rire la salle laisse place à une tragédie mélancolique assez poignante. Dans la douceur du lieu, l’émotion n’en est que plus sensible.

Des échos très contemporains

C’est dans une nouvelle traduction, confiée à Myriam Tanant, qu’Alain Françon qui avait donc présenté La Cerisaie, mais aussi Les Trois Sœurs de Tchekhov, en 2009 et 2010, au Français (il devrait poursuivre avec Oncle Vania, cette année), s’est attaqué à Goldoni qu’il n’avait jamais monté. Entre le monde tchekhovien à celui du dramaturge italien, il y a certes la parenté des fins de règne, des généalogies épuisées et de l’essoufflement d’un monde. Mais là où Tchekhov tempère son amertume de nostalgie, là où il garde de la tendresse pour ses personnages, Goldoni joue du sarcasme et du ridicule. Françon, non sans les marier un peu, est admirablement passé de l’un à l’autre. La réussite est totale, pour quatre heures de bonheur, faisant passer le spectateur d’un état de jubilation comique à la fin des Manies de la Villégiature, à une tristesse douloureuse lorsque se clôt le Retour, après avoir goûté l’acidité des Aventures. Si les trois parties forment un tout, La Trilogie est rarement jouée dans son intégralité. À Paris, Georgio Strelher s’y était risqué avec succès, et quelques coupes importantes, notamment les scènes de domestique. C’était à l’Odéon, en 1978 !

Toute cette compagnie soucieuse de son paraître et de son plaisir est en réalité l’esclave des apparences, des convenances et des habitudes, si bien que les uns et les autres se piègent eux-mêmes tout en se croyant les plus fins. La vanité et la fatuité règnent, comme les petites lâchetés… La Trilogie se déroule dans l’Italie du XVIIIème siècle, mais elle résonne d’échos étrangement contemporains : d’une Europe en faillite l’autre… Alain Françon n’a pourtant pas cherché à jouer de la transposition facile et il s’est employé à garder une forme classique – qui n’est sage qu’en apparence. Fin de règne, ruine, dette, tout cela nous parle furieusement. Sera-t-il vraiment temps de payer plus tard ?

Une mécanique sociale implacable

La pièce présente un bel éloge de la vivacité féminine, dans le personnage de Giacinta -Georgia Scalliet, superbe; même Vittoria -Anne Kessler, formidable dans les caprices de la jeune femme qui semble particulièrement légère va croître en gravité. Pourtant l’agilité d’esprit de la première, qui mène tout son monde, à commencer par son père, le mou Filippo -Hervé Pierre, ne lui sera d’aucun secours, car son attachement au paraître, aux convenances, au devoir, à l’honneur, la conduira à se fermer elle-même la porte de l’amour. Faute de franchir ces limites, son intelligence la condamne. Chacun s’en tient au rôle assigné par la mécanique sociale, véritable éteignoir des passions. Ce petit monde est finalement trop raisonnable, trop calculateur pour être heureux. Mais le plus tragique se joue à l’arrière-plan, du côté des domestiques. Car si l’on trouve chez eux les personnages les plus doués de sagesse – celle qui fait tant défaut aux maîtres –, ils sont prisonniers de leur condition sociale. Ainsi, le malheureux Paolo joué par Éric Ruf, finit-il en prison, payant la légèreté d’un maître, Leonardo -Laurent Stocker qu’il aura pourtant maintes fois averti du danger, mais dont la seule constance est la jalousie.

La leçon est terrible, finalement. Pour avoir voulu s’élever au-dessus de leur condition, Leonardo et sa sœur tombent de haut, tandis que le plus cynique de la bande, l’horrible Fernandino -Michel Vuillermoz, plus gredin que nature trouve sa récompense en épousant une riche veuve. La morale que prétend incarner Fulgencio, vestige aristocratique dont Goldoni porte la nostalgie, ne sauve rien de vrai…

Amère leçon donc d’une Trilogie jouissive qui entre ainsi au répertoire de la Comédie française, par la grâce d’Alain Françon et d’une brochette de comédiens impeccables. Un plaisir de l’esprit, plein de toute la subtilité de la société du XVIII ème siècle, dont la pièce nous dit qu’elle court à sa ruine. Un miroir de l’Europe d’aujourd’hui ?

Par Jean-François Bouthors

 

La Trilogie de la Villégiature, La Comédie Francaise au Théâtre Éphémère de Paris jusqu’au 12/03/2012.

Articles similaires