19 décembre 2011

Ils avaient été cinq anciens maoïstes à mourir en 2056, trois anciens trotskistes l’année dernière, un vieil anar cette année. L’arrière-petite-fille d’Alain Krivine posa la question : y a-t-il encore un soixante-huitard vivant ? Le nouveau président de la région Europe-France, Kevin de Palikao, décida une enquête officielle.
Les chercheurs commencèrent par débusquer quelques imposteurs : un pseudo-PSU qui avait menti sur les dates ; un faux situationniste qui croyait que Guy Debord était un écrivain du XIXe siècle ; une dizaine de maoïstes fantaisie, dont les plus éloquents démontraient qu’ils avaient défendu une barricade à l’âge de huit ans…
C’est alors que je découvris le camarade Roger Sacrain.
A cent sept ans, il habitait un petit logement en haut de la rue de la Harpe, en plein quartier Latin, à deux pas de la Sorbonne. Il avait toujours vécu là, comme à l’avant-poste de tous les mouvements, dans l’appartement de ses parents, deux enseignants dont il avait hérité. Il me montra une photo-papier où on le voyait poursuivi par trois flics matraque levée.
Je reconnaissais, sous les rides et les mèches blanches, le jeune homme qu’il fut. La voix grave et cassée, la parole facile, il continuait à me parler sur un ton de meeting. Il secouait dans son fauteuil son long corps usé par tant d’indignations successives.
Les ethnologues qui l’ont examiné par la suite m’ont signalé que son geste habituel, qui consistait pour mieux convaincre à frapper le plat de la main gauche avec le tranchant de sa main droite, relevait d’un comportement rituel que l’on n’avait repéré que chez les trotskistes lambertistes du XXe siècle et les Ragudvo du Bas-Congo.
L’homme me parut idéal pour incarner ces journées de Mai 68 restées, quatre-vingts ans plus tard, comme le dernier sursaut historique qui ait distingué notre pays aux yeux du monde, l’un des rares encore enseignés dans les Uni-web supérieures. Roger Sacrain me raconta sa vie militante.
A quinze ans, nourri au gauchisme des repas de famille où l’on se disputait sec entre pro-chinois et castristes orthodoxes (sa mère s’était rendue à Pékin en 1967, son père à Cuba en 1964), il s’interrogeait. En mars 1968, il n’avait le choix qu’entre deux groupuscules qui s’agitaient dans sa classe de seconde au lycée Henri IV : les trotskistes de Lutte ouvrière (LO) et les trotskistes de l’Alliance des jeunes pour le socialisme (AJS).
A la fin, il choisit l’AJS : une de ses militantes l’avait dragué lors d’une surprise-partie révolutionnaire dans un appartement bourgeois du XVIe arrondissement. Il comprit vite, hélas, que ces avances n’étaient selon les mœurs des lambertistes qu’un appât. Il se retrouva sous une discipline de fer à distribuer des tracts incompréhensibles dès six heures du matin à l’entrée des usines Hispano-Suiza, voire à repasser au fer des banderoles avant manifestations et meetings, – tâche réservée aux hommes. Ainsi le voulait le chef bien-aimé des lambertistes, le grand révolutionnaire éponyme Lambert, qui exigeait que l’ensemble du matériel militant fût aussi rangé que ses placards à linge. Il y voyait par avance l’image de la société impeccable qu’il voulait imposer au monde.
Au contact de ses nouveaux camarades, Roger Sacrain apprit quelques notions de politique économique. Un énarque lambertiste mais clandestin, dit Le Frisé et qu’il identifiera plus tard sous le nom de Lionel Jospin, lui enseigna que dans la France capitaliste le PIB et les salaires ouvriers n’avaient cessé de baisser depuis août 1914. Il s’en persuada d’autant plus qu’il en avait douté au départ.
Vint enfin le mois de mai.
« Là, vous étiez heureux, M. Sacrain ?
— Appelez-moi camarade, ou citoyen si vous êtes de droite.
— Donc, camarade Sacrain…
— Heureux ? Pas une seconde. Mon organisation, les lambertistes, a quitté les barricades un quart d’heure avant l’assaut des flics en criant : « Au quartier latin, trois cent mille travailleurs ! »
Le lendemain, Roger Sacrain abandonna les lambertistes pour un troisième groupe trotskiste, les pablistes ou AMR (Alliance marxiste révolutionnaire), beaucoup plus cool que les précédents.
« Cela me posa un gros problème doctrinal, me dit-il. Je vais vous expliquer… »
J’abrège pour ne pas fatiguer le lecteur.
Bref, dans la Sorbonne occupée, il découvrit les joies de la spontanéité révolutionnaire, les délices des discussions interminables sur une interprétation de Marx ou Lénine mais surtout, comme beaucoup de ses camarades, il fit l’amour pour la première fois, dans le grand amphithéâtre sous les fresques à l’antique.
Là-dessus, Roger Sacrain n’a plus rien manqué. Il adhéra à la Jeunesse communiste révolutionnaire de Krivine, quatrième espèce de trotskistes, les frankistes, quand ils étaient en pointe. Il les quitta deux ans plus tard pour la Gauche prolétarienne, la GP violente et illégaliste. Ainsi tourné maoïste, il attaqua à la barre de fer les petits chefs d’atelier, s’embaucha six mois comme ouvrier dans le textile du Nord, faillit en périr d’épuisement physique et mental, fit sauter une agence de l’emploi, contribua à enlever un vigile de chez Renault, distribua des journaux interdits avec Jean-Paul Sartre, en un mot l’héroïsme. Du soir au matin, il en appelait à la guerre civile qui seule allait purifier le monde infâme du Capital.
Un jour de 1972, une amie aussi récente que ravissante l’entraîna à un concert pop sur une plage anglaise. Le lendemain, une foule de gens tous nus, garçons à cheveux longs et filles libérées, courait sur la plage et s’éclaboussait dans la mer. Roger ôta son pantalon et plongea avec les autres ; ce baptême hippy suivi de quelques joints le lava des idéologies de la violence. Il partit en communauté avec son amie, éleva des chèvres, pratiqua la collectivisation des amours puis, lassé des hivers rigoureux, reprit l’appartement de ses parents. Depuis, il milite chez les écolos dans les tendances les plus dures.
A quatre-vingt dix-neuf ans, il a dû renoncer aux manifestations : il ne pouvait plus courir. Désormais, une de ses cinq filles (de cinq mères différentes) s’occupe de lui. « C’est une jeune ! » dit-il. Elle a quatre-vingt deux ans.

Tous les autres enquêteurs ayant échoué, j’avais bien découvert le dernier soixante-huitard vivant, et quel homme ! Je rédigeai aussitôt un rapport pour le président Kevin de Palikao. Il me convoqua dans les huit jours.
Nous cherchions comment célébrer ce monument historique, acteur et témoin d’événements aussi importants pour notre devoir de mémoire. « La Légion d’Honneur ? » suggéra le Président. Cela me parut peu judicieux et j’allais m’en expliquer lorsqu’un huissier apporta un message.
Roger Sacrain était mort, emporté par une mauvaise grippe car, en écolo radical, il bannissait tout vaccin.
« Eh bien, voilà notre problème résolu, dit le Président. Nous allons lui faire des obsèques fantastiques. »
Oui, mais où ? Au Père-Lachaise, près du Mur des Fédérés ? Le parti communiste-maintenu n’acceptera jamais. A Montparnasse, près des poètes ? Sacrain n’a jamais écrit que des articles doctrinaux. « On ne peut tout de même pas le mettre aux Invalides ! » soupira le Président.
Deux jours plus tard, tout changea. Au journal de 20 heures, la fille de Roger Sacrain fit savoir que son père avait par testament exigé que l’on disperse ses cendres sur le boulevard Saint-Michel.
Le Président me téléphona : « Vous avez entendu ? Moi, je veux bien mais c’est illégal et puis ça pose des problèmes d’hygiène…
— Allons, Président, pour une fois ce ne sont pas les écolos qui vont protester. Faites une exception.
— Une exception… pourquoi pas, si la cérémonie a de l’allure et que vous m’écrivez mon discours… »
Le 24 mai 2060, un avion Damocles 720 survola le boulevard Saint-Michel à basse altitude. On lui avait peint des fleurs sur la carlingue et il lâchait deux traînées d’une fumée rouge et verte ; Vers la place Sorbonne, à la hauteur de la statue de Cohn-Bendit, il dispersa les cendres. Les orateurs, quoique parfois gênés par le funeste nuage, furent superbes, singulièrement le président Kevin de Palikao qui rendit fort bien mon texte.
Le lendemain, un autre Kevin, conducteur d’une voiture balai électrique, râlait : sous un platane, une poussière noire couvrait les dalles qu’il avait nettoyées deux heures plus tôt. « Encore ce Sacrain ! gromela Kevin, garçon informé car il avait fait une licence de philosophie. Il en est resté un paquet dans l’arbre et ça en tombe à chaque coup de vent… »
A ce moment son SGT2, qu’il avait branché sur « infos » vibra dans sa poche. Il ouvrit l’écran, sursauta. Un gros titre : « Sacrain, l’imposture ».
J’avais eu la même nouvelle quelques heures plus tôt. L’Express-VSD publiait une photo assez nette où l’on voyait Roger Sacrain avec des cheveux longs en compagnie d’une vieille hippie. Au dos, on pouvait lire : « Roger Sacrain et tante Corine, Goa, 13 mai 1968 ». C’était incontestable.
Pour me mystifier, Roger Sacrain s’était attribué la vie de son frère Gilles, de quatre ans son aîné et mort depuis 1990. Il n’y avait plus d’ancien souxante-huitard encore vivant et nous ne le savions pas.
C’est ainsi que j’ai perdu mon travail d’enquêteur historique en chef à l’Institut européen de l’Incontournable.

Par Michel-Antoine Burnier

Articles similaires