7 février 2014
L’amour à mort

Tristan Isolde
Au départ, il y a une nouvelle publiée en 1997 par Annie Proulx dans The New Yorker. Les amours des deux cow-boys de Brokeback Mountain a connu un retentissement international quand Ang Lee a porté l’histoire sur grand écran en 2005 – récoltant au passage moult prix, entre autres le Lion d’or à Venise et trois Oscars. C’est d’ailleurs l’adaptation cinématographique qui a d’abord attiré l’attention du compositeur Charles Wuorinen. Gerard Mortier venait d’être nommé au New York City Opéra quand il reçut cette proposition qu’il soutint aussitôt avec enthousiasme, et qu’ il a emportée  dans ses valises pour Madrid.
Si l’homosexualité n’est pas absente du répertoire lyrique, elle reste subliminale – ainsi de la profonde amitié entre David et Jonathas dans l’opéra de Charpentier que l’on ne peut qu’interpréter. De même que le film, l’opéra s’affranchit du tabou de la représentation explicite d’une telle passion, qui plus est dans un registre dramatique. Pour autant, on ne saurait faire l’impasse sur la beauté des paysages du Wyoming, et en particulier de la montagne, qui est presque le personnage principal de cette histoire à laquelle il instille une magie unique et qu’Ivo van Hoove projette tout au long du spectacle. Sans doute est-ce là que réside le secret de son émotion et de son succès, dépassant les clivages partisans qu’un tel argument aurait pu susciter.

Le mystère de la montagne

Charles Wuorinen ne s’y est pas trompé, en lui attribuant une musique puissante et teintée de mystère, ouvrant la soirée sur d’imposants extrêmes graves – en particulier clarinette contrebasse et contrebasson – à la mesure du massif de Brokeback. Hormis quelques séquences descriptives, que l’on aurait pu souhaiter plus développées, la partition, d’essence atonale, s’attache à suivre, de manière peut-être un peu trop linéaire, une évolution des sentiments que le livret, dû à Annie Proulx elle-même, restitue clairement, sacrifiant au passage à certains numéros d’opéra, à l’instar de la scène, inédite au livre comme au film, où Alma, en quête de reconnaissance sociale, choisit sa robe pour le mariage avec Ennis del Mar, prévu à son retour – et qui permet d’apprécier  la vocalité d’Heather Buck et le sens commercial de la vendeuse incarnée par Letitia Singleton, ancienne pensionnaire de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris. Et l’on ne peut rester de marbre face à l’ultime vœu de fidélité éternelle d’Ennis envers son ami disparu, lancé a cappella comme un défi à l’immensité de la montagne et de l’orchestre.
On peut également saluer l’engagement des interprètes, en particulier du ténébreux Ennis del Mar, dévolu à Daniel Okulitch, et le volubile ténor Tom Randle, Jack Twist. Ethan Herschenfeld fait un puissant et inquiétant Aguirre, la propriétaire des troupeaux, et l’on retiendra les deux incarnations féminines de Lureen, l’épouse de Jack, chantée par Hannah Esther Minutillo, et la mère du défunt, Jane Henschel, autre grande fidélité de Gerard Mortier, sincèrement touchante dans cette composition. N’oublions pas la direction de Titus Engel, ni la mise en scène lisible d’Ivo van Hove. Au final, voilà un opéra, deux heures sans entracte, qui s’il est en-deçà sans doute de l’émotion suscitée par le film, reste d’une viabilité scénique incontestable, à défaut d’être une réussite absolue.

Wagner version Peter Sellars et Bill Viola

En alternance avec cette première mondiale, le Teatro Real importait de Paris le désormais légendaire Tristan et Isolde de Peter Sellars et Bill Viola. Adapté aux dimensions plus modestes de la scène, le dispositif trouve ici son équilibre, permettant une équitable interaction entre les vidéos et les chanteurs –  là où à Bastille la taille de l’écran écrasait le plateau. L’eau comme frontière réversible entre la vie et la mort, la lune au deuxième acte, l’ascension du corps à la fin du troisième, les images fortes du spectacle ne manquent pas, et sont relayées par des solistes de premier plan. Violeta Urmana, Isolde impressionnante d’intelligence dramatique que l’on n’attendait pas nécessairement dans ce rôle, est secondée par la solide Brangäne d’Ekaterina Gubanova, déjà applaudie à Paris. Roi Marke de la première série de représentation en 2005, Franz-Josef Selig se révèle inimitable en souverain et ami trahi – sa lamentation constitue un des grands moments de la soirée. Petite déception en revanche pour Stefan Vinke, remplaçant Robert Dean Smith souffrant, qui s’économise un peu ostensiblement pour son monologue du troisième acte, de bonne tenue – reconnaissons que c’est là l’une des pages les plus redoutables jamais écrites pour un ténor tant l’endurance requise est presqu’inhumaine, plus d’une demi-heure. Ayant pris la relève de Teodor Currentzis, Marc Piollet insuffle à l’ouvrage de Wagner une belle dynamique, en particulier dans le premier acte, le résultat se faisant ensuite un peu plus pâteux. La mythique production revient à Paris ce printemps avec l’incontournable Philippe Jordan à la baguette – on pourra alors comparer…

Par Gilles Charlassier

Brokeback Mountain, Teatro Real, jusqu’au 11 février 2014, disponible sur Arteweb  et Medici TV en streaming à partir de la représentation du  7 février, à 20 heures.

Tristan und Isolde, Teatro Real, jusqu’au 8 février 2014

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