16 avril 2013
La peine de mort en musique


Évènement désormais consacré de la saison lyrique lyonnaise, le mini-festival de printemps est placé cette année sous le signe de la justice – Justice/Injustice pour en reprendre l’intitulé exact. Et le point d’orgue en est naturellement la commande à Thierry Escaich, compositeur et organiste reconnu, de son premier opéra, Claude, sur un livret de Robert Badinter adaptant le court roman de Victor Hugo, Claude Gueux. D’un fait divers, la légende des lettres françaises  a tiré matière à un réquisitoire contre la peine de mort, qui fut l’un des grands combats de la vie de l’écrivain, comme de celle de l’ancien Garde des sceaux qui fit voter son abolition. Et puisque l’on est à Lyon, il fallait bien que le simple voleur de la nouvelle hugolienne devînt un canut poussé sur les barricades par la misère, accentuée par le machinisme.

Noir absolu

De la sombre et sinistre maison centrale de Clairvaux, Pierre-André Weitz en a extrait la noirceur, à l’unisson de la marque de fabrique de ses scénographies et de la salle de l’Opéra redessinée par  Jean Nouvel. Sur un plateau en rotation, le décor unique se fait au fil des tableaux mur hostile, bureau du directeur, superposition de cellules. On se trouve littéralement immergé dans la désespérante violence de la prison que le metteur en scène Olivier Py n’élude point, pas plus que la relation amoureuse entre Claude et Albin, jusque dans sa trivialité et que fait ressortir le voyeurisme de la promiscuité carcérale –remarquable scène où l’on voit les ombres des autres détenus derrière un drap, métaphore d’une intimité rafistolée.
Novice dans le genre lyrique, Thierry Escaich fait preuve d’un sens des atmosphères très cinématographique – une musique d’aujourd’hui pour des spectateurs d’aujourd’hui. Percussions, orgue et accordéon en plus de l’effectif de cordes et vents qui compose ce que l’on appelle la formation « Mozart », l’orchestration séduit autant par ses couleurs chatoyantes que son efficacité expressive, les néophytes comme les connaisseurs qui y reconnaîtront synthèses et influences nombreuses, et ménage toujours l’intelligibilité des paroles. Ponctuée de motifs récurrents, la partition témoigne d’un sens de la construction dramatique abouti. Assurément un grand compositeur d’opéra est né.

Un futur classique de l’opéra

Pour cette création, on a réuni une partie de la fine fleur du chant français. Jean-Sébastien Bou investit le rôle avec fébrilité, portant la prosodie heurtée de sa révolte comme autant de coups de poignard contre le destin, jusqu’à la vengeance à l’encontre du Directeur – Jean-Philippe Lafont impeccable de sadisme. Spécialiste des contre-ténors « contemporains » (Re Orso, doublure dans Written on the skin), Rodrigo Ferreira fait forte impression en Albin, à mi-chemin entre l’angélisme et la concupiscence. On ne reste pas de marbre non plus devant la performance des chœurs, préparés par Alan Woodbridge, et les quelques pas de la danseuse (Laura Ruiz Tamayo) qui referment la pièce apportent une lumière de féminité dans ce monde d’hommes. Souvent entendu dans le répertoire mozartien, Jérémie Rohrer dirige l’œuvre comme un classique, ce qu’elle est appelée à devenir – elle doit être reprise à Saint-Pétersbourg par Valery Gergiev. Le public de cette dernière en matinée ne s’y est pas trompé, réservant une standing ovation à Robert Badinter présent dans la salle.

Le supplice de l’attente

La veille, Kazushi Ono, le directeur musical de la maison, donnait Le Prisonnier de Dallapicola, compositeur italien du milieu du vingtième siècle héritier de la Seconde Ecole de Vienne. Confiée à Alex Ollé, l’un des trublions de la Fura del Baus, la mise en scène surprend par son ténébreux dépouillement – un plateau tournant semé de portes autour d’un trou noir en forme d’immense sablier. Car il s’agit ici de la torture par l’espérance (c’est d’ailleurs le titre de la nouvelle de Villiers de L’Isle-d’Adam dont est tiré de livret de l’opéra) d’un homme sous les verrous, physiques comme psychologiques. La musique, puissante et condensée, décrit le supplice de cette alternance entre violence aveugle et lueurs d’espoir. En quarante-cinq minutes, le temps semble aboli, et l’on perd ses repères dans cette histoire semée d’hallucinations, qui se termine sur un râlement interrogatif, « La libertà ? ». A la différence du Fidelio de Beethoven (troisième production du festival), l’espérance n’est pas comblée, et l’on reste secoué par l’incarnation du rôle-titre par Lauri Vasar, impressionnante jusque dans les fêlures, stigmates de l’épuisement du personnage comme de l’endurance vocale requise.
Avec le même dispositif sur lequel se projettent des images d’arbres et de visages, Erwartung, en deuxième partie de soirée, nous plonge dans la rumination mentale d’une femme à la recherche de son amant disparu et dont elle ne retrouve que le cadavre. Ecrit au début du vingtième siècle, l’œuvre montre combien Schönberg, viennois comme Freud, a su s’inspirer de la psychanalyse. Envoûtante, cette errance pleine de pénombres et de demi-teintes, constitue un pari scénique, tant la densité littéraire le rapproche plus du lied que du théâtre lyrique –du moins pour un auditeur non germanophone. Il reste cependant les sortilèges visuels pour qui ne succomberait pas à ceux de la partition et de la soliste, Magdalena Anna Hofmann.
GC
Festival Justice/Injustice, Opéra de Lyon – du 27 mars au 14 avril 2013

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