17 décembre 2012
La modernité à l’heure viennoise

Vienne et ses traditions…Chaque année, le Concert du Nouvel An retransmis en direct du Musikverein se charge de nous rappeler l’immortelle Vienne de carte postale. Et pourtant il n’y a pas que Strauss et la valse dans la capitale autrichienne, ainsi que le prouvent le Konzerthaus et le Theater an der Wien, où la musique « moderne » se trouve mise à l’honneur en cette fin d’année.

Arnulf Herrmann aux platines à la Wiener Konzerthaus

Célébrant comme le Théâtre des Champs Elysées son centenaire cette année, le Wiener Konzerthaus, exemple d’Art Nouveau à l’autrichienne – ici appelé Jugenstil –  invite en ce mardi 18 décembre le Klangforum Wien. A la tête de cet ensemble, équivalent viennois dans le répertoire du vingtième siècle du parisien Ensemble Intercomporain, le chef et compositeur Johannes Kalitzke vient donner trois créations de compositeurs germaniques, précédées d’une mise en bouche, Issei no kyō, haïku d’Ikkyū Sōjun, poète japonais du quinzième siècle, mis en musique par Hans Zender. Chanté successivement en allemand, japonais, français et anglais, il se fait tour à tour rhétorique, mystérieusement zen ou puissamment expressif au fil des traductions. Douée d’un indéniable sens théâtral, Claron McFadden fait vivre ce minimalisme intellectuel hérité de Schönberg et Webern. N’étant jamais mieux servi que par soi-même, Johannes Kalitzke dirige ensuite son nouvel opus, Angels Burnout Graffiti pour douze instruments disposés en arc de cercle. L’oeuvre déconcerte par sa construction un peu lâche avant de séduire dans des relectures d’influences extrême-orientales  (Oriental Tatoo) se mêlant à des rappels de rituels (Golem). Un peu longue – vingt-cinq minutes – elle recueille un succès d’estime.
C’est cependant après l’entracte que l’on entendra les deux pages les plus convaincantes de la soirée. Ecrite pour ensemble orchestral et un imposant pupitre de percussions, Der Durchbohrte de Sven-Ingo Koch s’inspire de fragments de la Divine Comédie de Dante. Littéralement happé par la maîtrise rythmique du percussionniste, aussi variée que nuancée, l’auditeur ne retient guère ce patronage littéraire pourtant considéré comme stimulant. Quant à Arnulf Herrmann, né en 1968, il nous réserve onze minutes de jubilation avec Seestück (Traum) und Tanz – Rêve et Danse – pour voix, ensemble et platine décentrée. Le ténor, Markus Zapp, arrive sur scène avec un vinyle. Le disque, qui semble tourner au ralenti, auquel se joignent les instrumentistes du Klangforum Wien, rappelle étrangement le début du troisième mouvement de la Symphonie n°2 de Mahler…lequel sert de trame à la troisième partie de la Sinfonia de Berio composée en 1968. Le clin d’oeil ne saurait être plus évident dans ce collage qui rend hommage au compositeur italien et à Mahler dont on a commémoré le centenaire de la mort l’an dernier. Quand arrive la danse, cette drôle d’expérimentation hypnotique se teinte de relents straussiens – un vague écho des lascifs sept voiles de Salomé. Les choeurs du Vokalensemble NOVA et les deux solistes se montrent impressionnants, même si l’orchestre tend parfois à couvrir le plateau vocal. Mais cela n’entame pas l’enthousiasme légitime du public – et le nôtre : la musique contemporaine sait aussi être « fun ».

Fresque mystique au Theater an der Wien

Alors que le vingtième siècle a plus d’une fois donné l’opéra pour mort, il a pourtant enfanté trois des plus grandes fresques lyriques de l’histoire du genre : Guerre et paix de Prokofiev, Saint-François d’Assise de Messiaen, et Mathis der Maler d’Hindemith. Plus rare sur les scènes que les deux autres – il a connu sa première à l’Opéra de Paris en 2010 – l’ouvrage d’Hindemith retrace la vie de Matthias Grünewald, peintre de la Renaissance allemande qui a légué à Colmar le bouleversant retable d’Issenheim, son chef-d’oeuvre que l’on verra achevé au septième tableau (le triptyque a d’ailleurs inspiré un compositeur britannique, Jonathan Harvey). Alors que les guerres de religion font rage, opposant luthériens et catholiques, le peintre va se trouver piégé entre la violence de la réalité politique et son besoin de solitude pour créer.
Dans sa mise en scène efficace quoiqu’un peu attendue, Keith Warner ne s’attarde pas sur l’analogie avec la période de composition de l’oeuvre, en pleine montée du nazisme, et se contente d’un plateau tournant avec un crucifix qui retrouve son intégrité dans l’accomplissement final de la vocation artistique du peintre. L’on retient plutôt l’incarnation de l’écrasant rôle-titre par Wolfgang Koch qui force l’admiration – diction et investissement dramatique sans reproche – sans oublier d’applaudir Kurt Streit, le cardinal Albrecht von Brandenburg avec des aigus implorant qui traduisent le tiraillement du personnage entre les devoirs de sa charge et son instinct de mécène, ou encore l’émérite Franz Grundheber – sardonique Riedinger. Et dirigés par leur directeur musical, Bertrand de Billy, les Wiener Symphoniker préfèrent la continuité narrative aux ruptures de la modernité, accentuant un mélange de néo-classicisme et de motorisme que n’aurait pas renié Prokofiev. L’Histoire est une vaste fresque qui ne s’embarrasse pas de frontières étroites ; ce Mathis le peintre en fournit l’exemple.

Par Gilles Charlassier
Klangforum Wien, Wiener Konzerthaus, 18 décembre 2012
Mathis der Maler, Theater an der Wien, du 12 au 28 décembre 2012

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