30 avril 2015
La Juive sous haute surveillance

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On dit souvent l’opéra déconnecté du réel et de l’actualité. La ville de Gand vient d’apporter un démenti cinglant à ce préjugé : en mettant à l’affiche La Juive d’Halévy, l’Opéra des Flandres a mis les services de sécurité sur le pied de guerre, avec policiers armés et fouilles approfondies à l’entrée. Dans une ville, et plus encore à Anvers avec l’une des plus importantes diasporas hébraïques d’Europe et où les communautés ne se mélangent guère, le titre n’y est sans doute pas étranger, et l’intrigue, dénonçant l’intolérance religieuse, encore moins. Nous sommes à Constance, à l’heure du Concile, au quinzième siècle. Promis à Eudoxie, la nièce de l’Empereur, Léopold se fait passer pour israélite afin d’entretenir une relation amoureuse avec Rachel, fille adoptive d’Eléazar. Le stratagème éventé, ils seront condamnés à mort, tandis que le diamantaire juif conservera son secret jusqu’au bûcher dans un saisissant finale : Rachel est l’enfant que le cardinal de Brogni croyait avoir perdu.
Dans une maison qui se refuse à muséifier les fresques historiques, ainsi que La Khovantchina, remarquable, de l’automne dernier en témoigne, les résonances contemporaines de l’ouvrage d’Halévy ne pouvaient manquer. Et à cette aune-là, la lecture de Peter Kontwitschny ne déçoit pas : au troisième acte, Rachel révèle, ceinturée de dynamite, la trahison de Léopold, lançant ainsi l’engrenage explosif, jusqu’au finale du troisième acte où la scansion de l’anathème se fait au rythme de la production et de l’emballage de bombes, accentuant ainsi la puissance implacable d’une page parcourue d’un frisson de terreur et admirée par Mahler.

Rachel kamikaze

Nul besoin cependant de chercher une transposition moderne explicite dans la scénographie intemporelle de Johannes Leiacker, sur fond de quelques vitraux et rosaces : la vitalité de la production se joue plutôt du côté de l’investissement de la salle, par les personnages, par les chœurs surtout, même si le procédé finit par devenir répétitif. Ainsi le public est-il placé au cœur du drame, mêlé au milieu de chrétiens plus moqueurs que ne l’exige le livret – les spectateurs pourront même repartir avec quelques fanions bleus, emblème qui s’oppose au jaune des juifs. Pour être appuyé, le code couleurs n’en demeure pas moins expressif, au moment où Léopold enlève ses gants pour dévoiler ses mains marines, ou encore lorsque Rachel se lave les mains de tout signe identitaire pour répondre à la demande d’Eudoxie et sauver son époux. On pourra se montrer plus réservé sur une direction d’acteurs qui souligne jusqu’à la caricature la lâcheté du prince, ou celle du cardinal, oubliant toute dignité pour se jeter aux pieds d’Eléazar et l’implorer.
Si à l’époque du grand opéra romantique, les compositeurs s’adaptent à leurs interprètes, livrant au gré des représentations, plusieurs moutures successives, ajoutant ici, retirant là, couper comprend toujours un risque si l’on veut préserver la construction générale. Jugeant probablement le Boléro d’Eudoxie trop décoratif, ou encore l’Ouverture redondante, la production a sacrifié plus d’un numéro sur l’autel de l’efficacité dramatique. Elle s’est montrée pourtant relativement habile dans l’enchaînement entre le deuxième et le troisième acte, déplaçant une courte séquence d’Eléazar en guise d’intermède pour se substituer à l’introduction orchestrale attendue et conserver un certain équilibre, reniant la lettre pour conserver l’esprit.

Réhabilitation d’un chef-d’œuvre

Ceux qui auront connu l’Eléazar de Neil Schicoff, venu assister à la première, ne sauront oublier sa fébrilité bouleversante, qui faisait oublier les achoppements techniques – et en premier lieu le fameux « Rachel, quand du Seigneur ». Pour autant, Roberto Saccà sait prendre le relai d’un rôle exigeant, même si le timbre ne s’avère pas toujours des plus flatteurs. Celui d’Asmik Grigorian, Rachel incandescente, pourra subir le même reproche, que l’on relativisera à l’aune d’une incarnation vibrante et engagée. Moins naturelle qu’une Annick Massis, Nicole Chevalier fait retentir une Eudoxie agile et charnue. En Léopold, Randall Bills affirme un chant clair et bien projeté. Dmitry Ulyanov maîtrise l’ensemble de la tessiture de Brogni, et Toby Girling instille en Ruggiero ce qu’il faut de sadisme. Préparés par Jan Schweiger, les chœurs se montrent à la hauteur du souffle de la partition, que Tomas Netopil dirige avec énergie et intelligence. Indiquons également que les quatre personnages principaux font l’objet d’une seconde distribution en alternance avec celle que nous avons entendue. Une raison de plus peut-être pour aller à Anvers voir cette Juive qui retrouve timidement un peu de la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter dans le répertoire lyrique. A ce titre, on soulignera la perspicacité d’Aviel Cahn, le directeur de l’Opéra des Flandres, pour contribuer à cette réhabilitation.

Par Gilles Charlassier

La Juive, Opéra des Flandres, Gand, du 14 au 21 avril 2015, et Anvers, du 29 avril au 6 mai 2015

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