7 mai 2013
La Joconde à la Bastille

Si, au nom de la Joconde, c’est au célèbre portrait de Léonard de Vinci que l’on pense d’abord spontanément, ce serait  un peu vite oublier l’opéra de Ponchielli – le seul qui ait survécu de la production de ce compositeur né en 1834, vingt-et-un ans après Verdi et vingt-quatre avant Puccini, qu’il eut d’ailleurs pour élève, et mort prématurément en 1886. Si La Gioconda, créée à la Scala de Milan en 1876, connut sa première française à l’Opéra de Rouen en 1895, elle n’avait jusqu’alors jamais été à l’affiche de l’Opéra de Paris, tandis qu’elle appartient depuis longtemps au répertoire du Met à New York – autres lieux, autres mœurs.

Un spectacle épuré et poétique

Pourtant, à en juger l’enthousiasme du public en ce soir de première, ce n’est pas faute d’appétence pour ce grandiose mélodrame romantique qui nous plonge en plein XVIIème siècle, au cœur de la Venise des Doges. Dans sa production créée à Madrid et Barcelone avant de tourner en Europe, Pier Luigi Pizzi n’a, à juste titre, nullement cherché à « moderniser » l’histoire de cette chanteuse de rue tiraillée entre la convoitise du méphistophélique Barnaba et son amour pour Enzo, un noble banni de la cité qui aime secrètement Laura, la femme du grand conseiller de l’Inquisition, Alvise. Scénographe accompli, il a réalisé de vastes tableaux épurés où, dans la maîtrise et la poésie des lumières – le second acte au claire de lune est une merveille de contrejour – se reconnaît l’héritage de Strehler, avec qui Pizzi a travaillé. Et on n’a pas lésiné sur les moyens pour le « Ballet des Heures » du troisième acte, rendu célèbre par les hippopotames de Fantasia, avec rien moins que Letizia Giuliani, du ballet du Mai musical de Florence et Angel Corella, étoile de l’American Ballet – un feu d’artifice de virtuosité réglé par Gheorge Iancu.

Festin de voix

Les oreilles ne sont pas non plus laissées pour compte. On retrouve avec plaisir un Marcelo Alvarez en grande forme dans un Enzo pétri de lyrisme et de la meilleure tradition. Gioconda investie malgré des aigus parfois hésitants, Violeta Urmana fait belle figure dans un rôle davantage à sa mesure que d’autres incarnations récentes. La Laura de Luciana d’Intino se révèle ébouriffante d’insolence vocale, faisant oublier une certaine vulgarité désormais presque légendaire dans le passage en voix de poitrine. A rebours des caractérisations appuyées qui prévalent souvent dans La Cieca, la mère aveugle de Gioconda, Maria José Montiel se signale par une interprétation de grande tenue. On sera en revanche plus réservé quant au timbre prématurément abîmé d’Orlin Anastassov, Alvise, et la relative banalité du Barnaba campé par Claudio Sgura.

Un chef-d’œuvre éclectique

Les anciens pensionnaires de l’Atelier Lyrique ne se font pas oublier dans les petits rôles : Kevin Amiel fait Isèpo  et Damien Pass surprend en Zuane par la maturité de sa voix chantante de baryton-basse. Enfin, Daniel Oren, qui connaît bien son affaire, fait ressortir la finesse et la variété de l’orchestration de cette fresque historique au style aussi éclectique que le livret de Boïto, quelques années avant de collaborer avec Verdi pour Otello et Falstaff – du Barnaba qui préfigure Iago à la scène finale, synthèse étonnante de Roméo et Juliette, Tosca et La Force du Destin. Les amateurs ne manqueront pas cet élégant spectacle sans âge, et les néophytes de découvrir une œuvre injustement négligée en France.
GC
La Gioconda, Opéra Bastille, jusqu’au 31 mai 2013

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