24 décembre 2011

— Je ne pourrai jamais remettre mes habits de l’hiver dernier, dis-je à cette fille que je n’embrasse pas
— Et pourquoi pas ?
— Ils me tiennent froid.
— Ah…
— Ils me rappellent moi quand je me suis fait jeter.
— Ah, dit-elle encore moins fort que la première fois, un spasme de papillon sous les paupières.
Cette fille que je n’embrasse pas m’a presque regardé, en souriant avec beaucoup de précaution. Un mois plus tard, elle m’avait tricoté une écharpe.

Il reste 31 jours avant Noël. 31 jours pour inventer quelque chose d’aussi juste et tendre à lui offrir. Le gris pas marrant de novembre enveloppe la capitale. Les gens ont des gueules d’ordinateur éteints. La fille que je n’embrasse pas est cachée dans sa capuche, façon tortue douce. On dirait une eskimo sexy perdue dans les rues de Paris. J’aimerais devenir bricoleur-inventeur sur le champ, lui fabriquer ce quelque chose qui serait de l’ordre du chauffage émotionnel.
J’ai pensé à un bonhomme de neige vivant, programmé pour les bisous que je ne lui fais pas. Afin d’éviter qu’il fonde, il faudrait une glacière pour l’emmener en voyage, un frigo à roulette… compliqué. Et puis, s’ils baisent, elle va choper une pneumonie.
J’ai pensé également à des petits poèmes de cul en bouquet, ça pourrait la faire rire. Sur chaque fleur des petites choses comme :
« Fleurs d’harmonica
Je t’ai dit que je connaissais des écureuils qui font des crêpes, que j’avais un planté un guit’arbre dont les branches sonnaient comme des accords barrés et les feuilles comme des arpèges.
Je t’ai dit qu’au printemps poussaient des fleurs d’harmonica tout autour et que je possédais les clés de cette forêt symphonique. Et tout ça rien que pour te baiser. »
Ce genre de choses. Puis je me suis dit que c’était peut-être un peu ambigu.

Il ne reste plus que 16 jours avant le 25 décembre. Je rentre chez moi en me disant que tout ça risque de se terminer à coups de coffret de films à la Fnac. C’est alors que je croise un père Noël en chaussures de tennis Nike qui distribue des papillotes en bas de chez moi. Il est en train de discuter avec ce gars au gilet de sauvetage dégonflé plus qu’orange et bottes de pluie noires. Celui qui défonce le bitume avec son étrange motoculteur sous mes fenêtres depuis des mois et me sert de réveil matin préhistorique.
Entre deux tremblements de trottoir, il lui répète la même blague.
— Hey Michael Jordan ! On t’a reconnu ! Tu peux pas faire rêver les gamins avec tes pompes, là…
— Mais je suis le véritable père Noël ! En personne ! répond-il mi-vexé, mi-complice.
Et, un petit garçon obèse d’ajouter en passant : « Il est tout pourri ton déguisement ! » Ils ont éclaté de rire et ont fini par échanger leurs chaussures au milieu des volcans de bitume et de gravats.
— Je suis l’incarnation de la véritable histoire du père Noël, j’te dis !
J’ai pris une papillote, suis monté chez moi et c’était décidé. J’allais offrir à la fille que je n’embrasse pas un petit film fait maison qui raconterait la véritable histoire du père Noël.

« La véritable histoire du père Noël »
Le titre apparaît, scintillant comme si chacune des lettres qui le compose était vivante.
Le film s’ouvre alors sur un jeune homme barbu qui coupe du petit-bois avec une grande paire de ciseaux sous une neige ostensiblement fabriquée avec des bouts de coton. Sa barbe est fausse, son gros ventre aussi, ce qui provoque un effet de comique doux. On sourit agréablement, sans éclater de rire. Une voix off grave et profonde entonne « Mon nom est Noël quelque chose. Personne ne connaît mon nom de famille, car j’ai été abandonné dans la forêt et élevé par des bûcherons. Qui m’ont abandonné à leur tour parce que je m’attachais tellement aux arbres que je n’arrivais plus à les abattre. J’habite toujours dans cette forêt. L’hiver, j’attends que les arbres meurent pour les découper en jouets. Je fabrique surtout des mobiles à oiseaux. Des oiseaux en laine. Je ne sais pas pourquoi, mais ces objets me réconfortent. »
Le jeune homme barbu est filmé de dos en train de s’affairer. La caméra tourne autour de lui et découvre une de ces créations. Ce qu’il appelle « mobile » ressemble à un cadavre de pieuvre séché. Noël pose alors sa hache, embarquant son mobile à frissons. Il marche dans la forêt sur une musique rythmée sur ses pas qui s’enfoncent dans la neige profonde. Il pénètre dans une cabane minuscule munie d’une porte trop petite pour qu’il puisse y entrer debout. Il se glisse dessous et la cabane se soulève, il la porte comme une tortue sa carapace.
C’est le moment ou une sorte de femme eskimo sexy entre dans le champ de la caméra.
— Votre niche est magnifique monsieur… C’est votre chien qui doit être content !
— Je n’ai pas de chien, ma maison est trop étroite pour abriter un chien.
— Où est votre maison ?
Il fait signe qu’elle est sur son dos.
— Ah, dit la femme encapuchonnée, un spasme de papillon entre les paupières.
— Je l’ai reconstruite trois fois, mais elle s’écroule comme un château de cartes, il suffit qu’un écureuil enrhumé se promène dans le coin, qu’il éternue et hop, toit par terre !
— Vous n’êtes pas doué pour l’immobilier mon pauvre garçon, commente-t-elle en souriant avec beaucoup de précaution.
— Non, répond-t-il avec sa maison sur le dos. C’est pourquoi je finis toujours par me faire abandonner.
— On n’abandonne pas les gens pour des histoires d’immobilier monsieur…
— Disons que j’ai une fâcheuse tendance à faire les choses à l’envers.
— Comme quoi ?
— Je fais les jouets avant de faire les enfants et avant de fabriquer la maison pour les enfants… D’ailleurs je suis obligé d’abandonner mes jouets dans la forêt parce que je n’ai pas de quoi les abriter non plus.
— J’ai un fils qui sera le plus heureux du monde de pique-niquer dans la forêt aux jouets abandonnés, si vous le permettez.
— Avec plaisir. Venez donc dimanche après-midi, mais contournez bien le lac ! L’hiver n’est pas très froid cette année, du coup la glace est si fine que quiconque aura des velléités de patinage artistique se verrait avalé par l’antre de la terre pour finir dévoré par les phoques.
— D’accord, mais venez déjeuner avec nous d’abord, nous habitons de l’autre côté du lac gelé. La première maison à gauche du vieux chêne.
— Très bien, merci…

Fondu au noir et l’image s’arrête sur le visage ravi de notre héros barbu.
On retrouve Noël avec un énorme sac à dos rempli à ras bord de jouets fabriqués en arbre morts. Plus tard, c’est ce qu’on appellera une hotte, j’imagine. Il arpente la forêt d’un pas déterminé. Il escalade le portail de la « première maison à gauche du vieux chêne », tel un cambrioleur inversé. Il apporte des jouets plutôt que de voler quoi que ce soit. Il dissémine nombre de ces « machines à cauchemars » dans l’herbe, sur les branches d’arbres et sur le rebord des fenêtres. À croire qu’il est allé récupérer tous ses jouets abandonnés au fin fond de la forêt. Il ne lui reste plus qu’un seul objet à déposer, un immense oiseau mécanique rouge, tricoté à la main. Tout à coup, son visage s’illumine. Bientôt, l’euphorie contamine le reste de son corps et dans un élan d’héroïsme saugrenu, il escalade la maison par la face nord. Il atteint, avec toutes les difficultés du monde, la cheminée. Il se glisse alors dans son conduit et son corps disparaît, comme avalé par le toit de la maison.

Dans le plan suivant notre étrange bûcheron s’éloigne de la maison le pas léger. La voix off entonne : « demain, quand le petit va se lever, il va d’abord trouver un énorme oiseau rouge dans sa cheminée, puis il ira de surprise en surprise dans le jardin. Il sera le seul enfant du coin à avoir deux anniversaires la même année. Je sais qu’encore une fois, je fais tout à l’envers, mais j’espère un tout petit peu que sa mère sera émue. S’ils sont émus tous les deux, je fabriquerai des jouets pour l’éternité. » Noël semble voler sur le sol herbeux, encore couvert de neige par endroits. Son euphorie le porte à tel point qu’il en oublie ses propres recommandations. Il traverse donc le lac gelé sans le contourner. Les bruits de glace qui craque ne semblent pas perturber l’élan de joie qui le pousse. Malheureusement, comme dans la cheminée, son corps disparaîtra, avalé par la nuit, et pour toujours cette fois.
Le lendemain matin, on voit l’enfant sauter de découverte en découverte avec des bulles de merveilleux explosant en feu d’artifice jusqu’au plus profond de sa pupille. Sa mère semble touchée, et se réjouit à l’idée d’accueillir l’artisan compulsif à sa table.
La voix off reprend sur ces images joyeuses : « Pour la première fois de sa vie, le jour de sa mort, notre héros aura réussi quelque chose. L’enfant aux cadeaux perpétuera son œuvre et s’attellera à la tache d’ébéniste ludique toute sa vie durant. De génération en génération, il transmettra le secret de celui qu’on appellera désormais le « Père-Noel ».

Par Mathias Malzieu

J’espère que la fille que je n’embrasse pas ressentira une légère sensation de chauffage émotionnel, une sensation d’écharpe tricotée main, en regardant ce film.

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