2 décembre 2011

« Steve Jobs n’a pas été un patron modèle, ni un être humain irréprochable. Il était trop rugueux pour être l’exemple à suivre. Hanté par ses démons, il pouvait semer colère et désespoir autour de lui. Mais sa personnalité, sa passion et ses produits sont intimement liés à l’image des ordinateurs Apple qui demeurent indissociables de leurs logiciels. »
Avec quarante entretiens exclusifs avec sa famille, ses collaborateurs, ses amis, et ses adversaires, voilà la seule biographie autorisée par le célèbre fondateur d’Apple. Car c’est lui-même, qui, déjà malade, avait demandé au biographe Walter Isaacson de faire, sans complaisance le récit de sa vie.

Des origines simples

Le biographe remonte d’abord aux débuts dans la vie de Steve Jobs. Abandonné à la naissance, il est adopté dans les années 60 par une famille modeste de la Silicon Valley. Une époque et un lieu qui le tatoue moralement, à vie. «A cette époque, la région n’était pas encore la Silicon Valley d’aujourd’hui mais il y avait Hewlett-Packard, (…) et une solide culture entrepreneuriale basée sur la réussite personnelle». Ces années étaient aussi celles du mouvement hippie et contestataire. «Très vite il a intégré ces deux dimensions, a priori opposées, en voulant devenir un capitaine d’industrie tout en contestant le modèle établi et en voulant changer le monde», poursuit Walter Isaacson. Rebelle, Steve Jobs lâche ses études sans aucun diplôme et part en Inde où il devient végétarien et bouddhiste. Là, il apprend la base des produits Apple  « La simplicité est la sophistication ultime».  Il devient un homme anti-matérialiste – ce qui est plutôt paradoxal pour un  inventeur de gadgets – à la fois génial, complexe et épuisant.
Car avant d’être l’homme derrière la pomme, Steve Jobs est l’un des premiers salariés d’Atari, boîte éphémère qui fabrique des consoles de jeux vidéo dans les années 1970. A cette époque, il porte les cheveux très longs, ne met pas de chaussures et ne se lave pas. « On l’obligea à travailler de nuit car ses collègues, trouvant qu’il sentait mauvais, refusaient sa présence»…
Puis il rencontre un petit génie de l’informatique, Steve Wozniak. Avec lui, il crée un boîtier qui permet de téléphoner gratuitement en longue distance. Grisés par cette réussite, les deux Steve s’enferment dans le garage familial pour concevoir l’ancêtre d’Apple, l’Apple II. «Un ordinateur qui ne faisait pas grand-chose» mais qui  attire l’attention des premiers investisseurs. «A 25 ans, on valait déjà 50 millions de dollars. Je savais que je n’aurais plus jamais à me soucier d’argent», un choc pour celui qui avait toujours vécu dans des milieux modestes jusque là.
Jobs reste sur la lancée de l’Apple II. Très vite, la marque est introduite en Bourse. Vedette de la Silicon Valley, la planète Jobs va croiser la galaxie Gates. «Lors de ses premières rencontres avec Bill Gates, c’est lui le maître et l’autre, l’élève». Selon Walter Isaacson « chacun se voyait plus brillant que l’autre, mais Steve affichait une condescendance ostensible à l’égard de Bill, en particulier en matière de goût et de style. Et Bill, de son côté, prenait Steve de haut parce qu’il ne savait pas écrire un programme ». Les mauvais résultats d’Apple auront raison de cette guéguerre entre orgueil et fascination. Steve Jobs est viré par celui-là même qu’il avait embauché, John Sculley. Cet abandon sera pour le patron d’Apple, bien plus grave encore que celui de ses parents biologiques. Mais sa vengeance, Jobs l’obtiendra douze ans plus tard, après le succès Pixar: Apple « à trois mois du dépôt de bilan», rappelle à l’aide son fondateur.
Jobs réunit alors les patrons d’Apple et revoit tout : les stratégies de vente, les équipes… Un grand ménage est fait. Mais surtout, il lance une campagne publicitaire dont il écrit les textes et met en scène ceux qu’il admire le plus : Albert Einstein, Alfred Hitchcock ou Pablo Picasso… « Ces hommes ont changé le monde. Steve Jobs annonce au monde qu’il va en faire autant en connectant la créativité et la technologie.»

Zones d’ombre

« Il y a des côtés noirs dans la vie et la personnalité de Steve Jobs », affirme Isaacson. On apprend notamment que chacune de ses décisions devenait un choix cornélien. Sa femme, Laurene Powell confie « Nous pouvions parler de meubles pendant huit ans. Par exemple, nous avons passé une éternité à nous demander quel était le but d’un canapé ». Pareil pour les machines à laver. Jobs avait découvert que les machines à laver européennes utilisaient moins de détergent et moins d’eau que les américaines. Par contre, elles prenaient deux fois plus de temps pour effectuer un cycle de lavage. « Nous avons passé des heures à chercher quel compromis nous devions faire. Nous nous sommes attardés sur le design, mais aussi sur les valeurs de notre famille. Qu’est-ce qui était le plus important pour nous ? Laver en une heure ou une heure et demie ? Ou avoir des vêtements plus doux qui durent plus longtemps ? Nous avons passé environ deux semaines à parler de ça, tous les soirs à l’heure du dîner. » Pire encore : Jobs met sa copine enceinte, mais nie que l’enfant est de lui. Il se gare sur les places handicapés, il hurle sur ses subordonnés, il pleure comme un enfant quand il n’obtient pas ce qu’il veut. Quand il se fait arrêter pour excès de vitesse, il klaxonne de colère contre l’officier qui prend trop de temps pour rédiger l’amende, puis reprend sa route, à toute allure. Au restaurant, il renvoie son plat trois fois… Steve Jobs serait donc devenu, comme il se doit vu son génie, une diva. Mais la grande réussite de sa vie, c’est d’avoir mis sa pétulance, son narcissisme et sa rudesse au service de la perfection. « Il avait la capacité troublante de savoir exactement quel était votre point faible, ce qui allait vous rabaisser et vous faire grincer des dents. »

L’inspiration pour atteindre la perfection

Dans les éloges qui ont suivi la mort de Jobs, le mois dernier, il a été décrit à plusieurs reprises comme un visionnaire de grande envergure, un inventeur. Pour Isaacson, il était davantage un « tweaker », un terme qui n’a pas d’équivalent en français, mais qui peut se traduire par « emprunteur ». Pour créer l’ordinateur Macintosh, il s’est inspiré des traits caractéristiques de l’ordinateur, de la souris et des icônes des ingénieurs de Xerox PARC, après une visite là-bas, en 1979. Le premier baladeur de musique numérique est sorti en 1996, Apple a présenté l’iPod, en 2001. Les smartphone ont commencé à sortir à la fin des années 90, Jobs a présenté l’iPhone en 2007, plus d’une décennie plus tard. L’idée de l’iPad lui est venue d’un ingénieur de chez Microsoft, ami de la famille. Jobs raconte sans scrupule : « ce mec m’a harcelé sur la façon dont Microsoft allait complètement changer le monde avec sa tablette et éliminer tous les ordinateurs portables. Mais il avait tout faux, d’abord parce qu’il fabriquait un stylet. Dès que vous avez un stylet, vous êtes mort. C’était peut-être la dixième fois qu’il me parlait de ça, alors quand je suis rentré chez moi, je me suis dit « Fuck ! Je vais lui montrer ce que c’est qu’une tablette digne de ce nom ». Même au sein d’Apple, Jobs était connu pour s’approprier les idées des autres. C’était son credo. Le visionnaire commence avec une feuille de papier propre, et réinvente le monde. Le « tweaker » prend les choses comme elles sont, et les amène vers une solution plus proche de la perfection.

Pomme Q

Puis, un examen médical de routine fait tout basculer. Une tumeur au pancréas est détectée. Il faut opérer d’urgence mais Steve Jobs « ne veut pas qu’on le charcute». «A la place, il mange macrobiotique et tente de se convaincre que sa tumeur va disparaître par la force de sa pensée. Il voulait que les forces de l’univers se plient à sa volonté». Quand il décide enfin de se faire opérer, il est trop tard. Pourtant il continue à se battre secrètement contre la maladie. Jusqu’à ce que les signes extérieurs de sa santé chancelante n’apparaissent au grand jour.
Quelques semaines avant sa mort, Steve Jobs révèle l’une de ses nouvelles idées : une télévision révolutionnaire comme l’a été l’iPhone. Une innovation en forme d’ héritage à sa pomme, juste avant de gagner le silence.

Par Emily Tran Nguyen

Steve Jobs par Walter Isaacson, publié chez JC Lattès

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