26 décembre 2012

– Voilà ma quittance Edf.
– Mais elle a plus de trois mois, lui répond la femme en regardant attentivement les papiers qu’il vient de lui donner.
Luc respire et sort son plus grand sourire.
– Ah bon ? Ah ça c’est tout moi, je n’ai pas pris la bonne. J’étais tellement excité à l’idée de venir, un peu comme si j’avais un rendez-vous amoureux , vous voyez ce que je veux dire? joue-t’ il, la voix caressante, en la regardant comme si elle était la plus jolie fille de la classe.

Ne pas merder ; au moins réussir ça. Alors, parler, l’abreuver de mots pour qu’elle n’ait pas le temps de réfléchir.

– Vous savez, il va être heureux avec moi, je suis mon propre patron. Dans l’informatique, du sérieux. Et comme il n’y a personne pour me dire quoi que ce soit, il va pouvoir me suivre partout.
– C’est sûr que c’est l’idéal, dit-elle en se détendant. Vous ne pouvez pas savoir tous les chiens qui arrivent ici parce qu’on les laisse du matin jusqu’au soir tout seul. Alors ils abîment, ils aboient.
Elle semblait si lasse. Elle reprit, la voix sans relief.
– Bon, signez en bas. On va l’emmener pour le vaccin  et lui mettre une puce ; elle permettra de savoir où vous retrouver si vous le perdez. Vous êtes toujours à cette adresse ?
– Oui, oui, toujours.
Le cœur de Luc se serre. Il revoit son petit deux pièces, la cuisine avec le vieux frigo, l’évier, les plaques chauffantes. Là, où il faisait des grandes casseroles de pâtes qu’il relevait avec du pistou quand ses copains débarquaient. Il se souvient de la petite salle de bain, le lavabo avec le miroir 60’s dans lequel il se regardait pour se raser, la douche où il aimait se frictionner avec force le matin pour se réveiller. Et puis ce lit avec un vrai matelas,  face à la petite télé qu’il allumait chaque soir en rentrant, plus par réflexe que véritable intérêt.

Qui trouverait-on aujourd’hui derrière la porte si on lui ramenait son chien au cas où il le perdrait ? Un jeune comme lui qui avait toujours son job, pouvait compter sur sa famille pour l’aider et qui jamais ne connaîtrait la rue ? Enfin la rue, ça pouvait être une entrée d’immeuble, le métro ou les gares jusqu’à ce que ça ferme, Luc conservait un certain choix. Il y avait aussi les centres d’hébergement, mais là, après un essai, il s’était dit plus jamais. Le voisin qui ronfle, les chaussures qu’on vous a volées le matin, l’odeur de certains, les horaires militaires, d’accord sa vie était désormais réduite à rien mais il continuait de penser qu’il était encore libre d’ accepter certaines choses ou pas.

-Donc pour un chien, je vais vous demander 120 euros.

-Vous avez un stylo ? demande avec légèreté Luc, en sortant un chèque précieusement plié en quatre de sa poche.
Bien sûr sans provision. Il l’a retiré de son chéquier, sans bien savoir ce qu’il en ferait, avant de rendre tous ses moyens de paiement à sa banque. Comme un joker pour un jeu qui serait en train de mal tourner. Luc le remplit et signe en pensant à sa banque, à la tête que va faire son conseiller clientèle, ce jeune homme un peu rougeaud tout juste sorti de l’école.
N’empêche que dans un endroit comme ça, ça devrait être comme à  l’église, on devrait être libre de donner ou pas, songe-t’il. Après tout, il rend service, non ? Une bouche de moins à nourrir, c’est toujours ça de gagné pour eux. Lui, il va falloir maintenant qu’il trouve à manger pour deux  même s’il sait que faire la manche avec un chien a des avantages certains. On récupère tous les gens qui n’en ont rien à foutre de leur prochain- ils sont nombreux- mais qui ont une petite corde sensible qui se met à vibrer dès qu’ils voient un animal.
Ça, plus partager la galère à deux, recevoir ta petite dose d’amour même si tu n’es plus rien.
Luc repose le stylo sur la table et tend son chèque comme s’il sortait une épée de son fourreau. En garde, je suis vivant.
La femme a eu un petit sursaut. C’est ça, il y avait comme une impression de puissance à pouvoir obtenir encore quelque chose dans sa vie. Et quitter pendant quelques instants le mode survie dans lequel il s’est installé depuis des semaines, pour reprendre le contrôle sans que cette femme en face de lui n’ait  la moindre idée du mal qu’il a eu à s’ habiller proprement, être rasé de près et s’offrir l’ odeur inexistante de ceux qui ont un  domicile fixe. Et tandis qu’il regarde le bâtard fauve qui est assis à côté de lui, Luc se surprend à reprendre confiance, réaliser que la partie n’est pas finie. Qu’il doit s’accrocher malgré toutes les tentations d’en finir qu’il a eu.
Ça lui paraissait  si simple ; un saut dans la Seine, une voiture qui roule trop vite, et hop, salut la compagnie. Ce qui l’avait retenu ? La perspective de se rater. Atterrir à l’hôpital et devenir un otage à tout jamais. Il se souvenait de la façon dont, encore « intégré » dans la société , il avait passé trois jours hospitalisé pour une fracture du pied. Comment les infirmières, les docteurs prenaient le pouvoir dès la porte franchie, ce ton condescendant qu’ils avaient en partage, qu’ils soient préposé à  vider son bassin de pisse ou à décider quand  il pourrait quitter l’hôpital. Ah, ce bonheur qu’il avait eu en franchissant la porte de sortie même si cela voulait dire qu’il  retournait travailler dès le lendemain.
Prendre son métro au milieu de tant d’autres pour se sentir utile et être payé en retour. Mal, dans son cas mais c’était le lot de la plupart de ceux qu’ils fréquentaient. Ses amis étaient pour la plupart des smicards, fils de smicards et si à la télévision, il en voyait qui avaient réussi à sortir de cette reproduction navrante où l’on se sent riche si on s’offre un restau, cela lui confirmait bien que la boite à pandore était désormais un écran plus ou moins plat qu’on avait réussi à fourguer à la moitié de la planète. Non, lui, sa vie, c’était de l’ordinaire à tous les étages ce qui, maintenant qu’il l’avait perdu, lui conférait un souvenir de luxe absolu.
Comment avait-il chuté ? Etait- ce dès l’école où ses professeurs écrivaient sur les bulletins de correspondance « peut mieux faire » ? Il avait pourtant eu son bac, pas loin de la mention assez bien, été à la fac, assisté aux cours, pas fumé trop de pétard et  bossé ses examens malgré le printemps qui donne envie de sortir avec son cortège de tentations, filles en jupes légères, fête de la musique, les matchs de Roland Garros à la télé… Merde, il avait quand même assuré ! Mis un maximum de chances de son coté pour trouver un job et le garder. Enfin, non, c’était là le problème : dès qu’il  savait faire quelque chose, eh bien il s’emmerdait. Ce qui se voyait d’où un effet contagion pour ses collègues et désastreux sur son patron. Alors il était viré, mais avait toujours retrouvé vite  vu son talent à passer les entretiens de recrutement. Il y était irrésistible, charmeur lorsque c’était des femmes, assuré quand c’était des hommes.
Et puis, la mécanique s’est grippée. Un, deux, trois entretiens sans qu’on le rappelle, il a perdu confiance avant de perdre tout les reste. Luc, tu te débrouilles lui a dit son père, en tout cas tu ne reviens pas à la maison. La messe était dite. Un copain a bien voulu prendre ses affaires dans la cave de son appartement et Luc s’est retrouvé pour la première fois de sa vie sans clé. Il n’avait plus une porte à ouvrir. Alors, il est allé squatter chez des amis, chaque nuit qu’il y passait grignotant un peu plus le peu d’amour-propre qui lui restait. Cette impression de ne pas savoir où se mettre, l’invité qui dîne mais reste après, à qui l’on fait une petite place sur l’étagère de la salle de bain alors qu’elle est déjà minuscule, bref, un soir où il faisait beau, il s’est dit, j’essaye, enroulé dans un sac de couchage, vestige d’un séjour dans un camping du temps où dormir à la belle étoile relevait encore de l’exotisme. Mais là, il était dans le durable, du dur. Sa première nuit dehors lui parut interminable. Tout ce bruit. Luc n’aurait jamais pensé qu’il pouvait y en avoir autant quelque soit l’heure de la nuit. Les hauts talons qui martèlent, les rires des fêtards éméchés, les portières qui claquent, les moteurs qu’on démarre, les sirènes de police, les cloches des églises, les chiens qui aboient, les portes cochères qui se ferment et au final, les camions poubelles annonçant le petit matin. Le luxe de sa journée avait été d’acheter des boules quies à la place d’un sandwich-se souvenant un brin désespéré  de cette expression « qui dort , dîne » lu dans un livre lorsqu’il était enfant. Luc savait maintenant que ça n’était pas vrai, mais au moins il avait dormi, sans doute aidé par la fatigue de la précédente nuit blanche. La journée, il l’avait organisée pour trouver un coin tranquille pour le soir et avait fini par trouver un immeuble en travaux pour s’extraire de la rue. C’était devenu son nouveau chez lui à la décoration minimaliste mais loin du tumulte extérieur. Il y avait installé son sac de couchage, un petit réchaud et jeté par terre une couverture, histoire de préparer un coin pour le chien.

Il ne le montre pas, mais il est vraiment content d’être là. Franchement, cette cage, c’était l’horreur. Tous ces chiens qui aboyaient la nuit, l’empêchant de dormir, ouf, c’était fini.Comment a t-il pu se retrouver là ?  Tout ce chamboulement depuis que son  maître est tombé et qu’on est venu le chercher sur une drôle de lit que deux hommes portaient. Son fils, qui ne venait presque jamais est passé dans l’appartement le lendemain matin pour prendre des papiers et ouvrir les tiroirs. Il tenait un petit carnet dans lequel il notait plein de choses. Puis il est reparti, l’air satisfait sans même regarder si Scott avait de l’eau dans sa gamelle. Heureusement,la concierge est montée lui donner des croquettes dans l’après midi et l’a descendu matin et soir pendant deux jours faire quelques pas. Fallait qu’il les fasse vite ses besoins, on n’était pas là pour se promener à l’évidence. Rien à voir avec Jean, son maître.
D’abord, chaque matin, ils vont prendre un petit café au bar en haut de la rue. Sans laisse, car Scott a bien compris que rester sur le trottoir, c’est la meilleur chose à faire,  depuis cette voiture qui lui est passée dessus. Depuis, il reste bien pénard trottant sur le bitume en attendant le sifflet de Jean pour revenir en arrière.Puis ils remontent à l’appartement, Jean attrapant son courrier dans la boite aux lettres avant de prendre l’ascenseur tandis que  Scott grimpe quatre à quatre les étages. C’est toujours lui qui gagne. Une fois rentrés, Jean se fait un café et s’installe dans le canapé pour ouvrir le journal qu’on lui dépose tous les matins sur son paillasson. Scott vient alors se coucher à coté de lui ayant découvert des années auparavant le moelleux des coussins,incomparable avec le parquet. Là, Jean lui commente les articles avec une mention spéciale pour la météo. Il va faire beau demain, Scott,tu vas voir comme les gens seront plus souriants dans la rue. Scott relève alors la tête et regarde Jean, l’air concerné. Viennent après les mots croisés ; là, il est carrément mis à contribution, Jean le scrutant  des yeux jusqu’à  trouver le mot cherché. C’est ça Scott, Sans dessus dessous en trois lettres, NUE. Bravo, le chien. Midi sonne à la cloche du Sénat, l’heure de déjeuner. Jean prépare alors la pâté de Scott, du riz avec du bourguignon ou du poulet et lui dépose dans une gamelle qu’il prend soin de laver chaque jour. C’est ensuite son tour de se  faire son repas qu’il pose sur la table de la cuisine avec un verre de vin pour s’assurer une bonne circulation- respectant la recommandation de son médecin.Scott se couche alors sous la table espérant  qu’un ’aliment si possible carné,  vienne à tomber. Cela arrive presqu’à chaque fois, Jean aidant souvent la chance. Puis, lentement, Jean débarrasse la table, et se dirige vers sa chambre pour sa sieste quotidienne, suivi par Scott, lequel bondit sur le lit sans l’ombre d’une hésitation. Jean, depuis que Madeleine, sa femme est morte, a en effet laissé son chien prendre peu à peu ses aises, trouvant sans doute son compte à sentir cette présence chaude sur ses pieds. Vers cinq heures, Jean et Scott redescendent les escaliers et marchent dans la ville au gré des courses à faire ou de l’humeur de Jean. Scott se cale alors sur son pas lent, ce qui l’arrange bien pour renifler ces centaines d’odeurs tels des post it anonymes collés sur les trottoirs et les poteaux. C’est bien sur le meilleur moment de sa journée, cette merveilleuse quête d’urines où il peut reconnaître une chienne en chaleur, un mâle dominant ou sa propre trace à mesure qu’il se rapproche de l’appartement. Un peu avant huit heures, dîner puis la télévision qui reste allumée plus ou moins tard  selon les soirs. Puis, Jean enfile son pyjama, se lave les dents pendant que Scott l’attend sur le lit. Voilà. C’est leur vie. Presque continuellement ensemble, inscrite dans une douce monotonie sans qu’aucun d’eux  n’imagine qu’elle serait balayée à la faveur d’un cœur qui lâche. Et abandonne celui qui la partageait.

Ca y est. Ils sont dehors. Scott suit cet inconnu qui le tient en  laisse. Il marche vite. Rien à voir avec Jean. A peine le temps de renifler une odeur. Mais il a l’air gentil. Scott est heureux de retourner chez lui ; il ne comprend pas très bien pourquoi Jean n’est pas venu le chercher mais bon, il n’est plus à une surprise près. En tout cas, il était temps qu’il sorte de là, ses muscles lui font un peu mal, comme endoloris . Il faut dire que coté exercice, c’était plus que réduit.
Ah, chic,le rythme ralenti. Ils sont arrivés sur une grande pelouse. Luc se penche vers lui et lui retire la laisse. Scott se met à trotter tranquillement, puis part au petit galop. Luc le siffle, puis crie Scott, Scott. Merde, il est en train de se barrer se dit Luc.  Quel con, j’aurai jamais du le lâcher.Scott sent son corps revivre, l’air remplir ses poumons, comme c’est bon de sentir la fraîcheur de l’herbe sous ses coussinets.
Luc s’élance mais Scott a déjà amorcé une grande boucle pour revenir vers lui.Sa queue remue. Il aime bien être rappelé.Sentir qu’on a envie de rentrer avec lui. Retrouver cet appartement où l’attend Jean. Oh,comme il sera bien tout à l’heure, allongé dans le canapé.

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