22 novembre 2011
Fado pour les Femmes

Cléopâtre, je pense à vous !
Me croiriez-vous, si je vous disais que les plus méritantes des femmes d’aujourd’hui voient encore, trop souvent, leurs compétences niées ou placées sous l’égide de quelque mâle dominant, qui aurait succombé à leur charme ?
Ainsi, à propos de Dilma Russeff, la nouvelle présidente brésilienne, un journal, qui n’a plus à démontrer son rang de leader d’opinion, a titré sans complexe : « L’élue de Lula. » Il n’est donc point besoin d’être une féministe radicale pour se demander quand s’arrêtera l’infantilisation, pire, la chosification des femmes.
Aux oubliés de l’Histoire, il ne reste que l’espoir des lendemains qui chantent. Alors, après chaque révolte, je rêve.

Devant les femmes à la fleur coupée
Ces déesses à la jouissance mutilée
Qui ne goûtent qu’aux douleurs secrètes
Je rêve !

Devant les voiles pleins d’ombres
Que les falsificateurs isolent du monde
J’entonne un fado
Et je rêve !

Devant les visages tuméfiés
Ces beautés cabossées
Amoureuses épouvantées par l’être tant aimé
Je rêve !

Devant les trophées de guerre
Femmes martyres, violées
Comme un ultime outrage fait à l’ennemi
Je rêve !

Ici, on viole !
Là, on voile !
Ailleurs on lapide !
Je rêve !

Avec toutes mes sœurs qui pleurent
À travers le monde
Et réclament justice
Je rêve !

Devant les maîtres d’aujourd’hui
Tous ces enfants d’hier
Oublieux du sein maternel
Je rêve !

Obstinément
Je rêve d’un rendez-vous
Non des grands hommes
Mais des grands humains

Je rêve
Et j’entends Rosa Parks nous dire :
La dignité est à revendiquer à tout prix
Le mot Non ignore le sexe de son émetteur
Personne n’est né pour vivre à genoux
Alors, du Cap au Tibet
De Gaza à Katmandou
Redressez-vous !

Je rêve
Et je vois Simone Weil
La philosophe ouvrière
Pour nous tous, elle a éclairé le chemin
L’intelligence s’accorde bien au féminin
La liberté aussi !

Je rêve et j’écris
Chaque page est la peau de mon djoundjoung
De son roulement grave
Le djoundjoung convoquait les princes guelwaars
Mais aussi les princesses
Alors, munie de mon djoundjoung, j’appelle.

J’appelle Aminata Sarr !
Ma première héroïne, ma grand-mère
J’appelle Aline Sitoé Diatta !
La Diola sacrifiée pour la liberté de son peuple
J’appelle les femmes de N’der !
Qui s’immolèrent par le feu avec leurs enfants
Pour échapper à l’esclavage
J’appelle Louise Michel !
La vierge rouge
Qui sait que seul le savoir libère
J’appelle l’armée de ses sœurs !
J’appelle Nadine Gordimer !
J’appelle Toni Morrison !
J’appelle Mariama Ba !
Et pour égayer le cortège
J’appelle Lou Andréas-Salomé !
La belle qui savait tous les usages du feu
Et illumina Nietzsche, jusqu’à la folie
J’appelle Aung San Suu Kyi !
Qui paie le prix de son rêve de justice
Dans les pas de Gandhi
J’appelle Wangari Maathai !
La brave Kényanne
Qui sème ses graines d’idées en Afrique
Pour la planète entière
J’appelle Shirin Ebadi !
Qui plante des pousses de paix
J’appelle tant d’autres encore.

Pour conjurer la surdité de l’Histoire
Je tape sur mon djoundjoung, matin et soir
Je tape et j’appelle les valeureuses aînées
Qui m’ont légué leurs plus beaux rêves

Dans un monde où l’on invoque Dieu pour tuer
Sans relâche, j’appelle
Les femmes et les hommes de bonne volonté
À toujours défendre les droits humains

Quand les longues nuits d’insomnie
Se peuplent de silhouettes craintives
Quand les soupirs des malheureuses
Menacent d’éteindre la bougie de l’espoir
Je hisse des drapeaux rouges
Pour circonscrire le gouffre du désespoir
Et dans l’opaque bleu nocturne
Effrayée par tous ces filets jetés sur l’esprit
Je saisis ma rame, ma plume
Avec cette plume lourde de toutes mes impuissances
Je trace le sillage de mon rêve
J’écris.
Et même si c’est dérisoire
J’écris
Toujours ce même rêve :
Si c’est trop d’aimer
De chérir et de protéger
Du moins qu’on respecte
Les femmes qui mettent le monde au monde.

par Fatou Diome

Dernier livre publié, Celles qui attendent, chez Flammarion

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