19 décembre 2016
Escapades musicales, à Paris et ailleurs

A l’heure des fêtes, il est toujours bon de feuilleter l’album des émotions musicales de l’année, surtout celles qui n’ont pas nécessairement fait la une, chez Jim comme ailleurs. Notre périple commence à Paris, à l’aube du printemps, au Louvre. A l’auditorium, mardi 9 mars, Benjamin Beilman et Andrew Tyson livrent une lecture soignée de quatre sonates violon et piano de Mozart, agrémentées de Six variations en sol mineur K. 360 sur « Hélas, j’ai perdu mon amant ». L’élégance du jeu séduit tout au long de la soirée, sans fausse note dans la cohésion du duo. Le lendemain midi, Llewellyn Sanchez-Werner défend un programme éclectique, de Bach à Ravel et Rachmaninov, en passant par Soler et Chopin, pour faire la démonstration d’un talent protéiforme qui approfondira certainement son approche de la Polonaise-Fantaisie opus 61 ou de l’Alborada del gracioso. N’est-ce pas le pari de ces concerts à l’heure du déjeuner que de repérer des jeunes interprètes ?

Tchaïkovski en appartement communautaire

Passant l’équinoxe, c’est à Limoges que l’on fait escale, début avril, pour la reprise de la première production lyrique que Marie-Eve Signeyrole a signée entièrement de sa main, un Eugène Onéguine transposé dans un appartement communautaire, venu de Montpellier où le spectacle avait été créé en 2014. Si l’on retrouve le foisonnement multimédia, marque de fabrique de la metteur en scène, la scénographie de Fabien Teigné, rehaussée par les lumières de Philippe Berthomé et habillée par les costumes de Yashi, semble avoir profité des dimensions moindres du plateau limousine pour gagner quelque peu en économie, sinon en lisibilité immédiate. Côté vocal, David Bizic impose une indéniable présence dans le rôle-titre, face à la Tatiana sensible d’Anna Kraynikova, contrastant avec la rondeur attendue d’Olga, confiée à Lena Belkina. Egalement slave, Suren Maksutov assume la fébrilité de Lenski. En Grémine, Mischa Schelomianski affirme une admirable onctuosité qui sied idéalement au personnage. Svetlana Lifar ne manque pas de tendresse maternelle en Madame Larina, quand Olga Tichina incarne celle, plus marquée par les ans, de la nourrice Filipievna. Loïc Félix répond à la clarté joyeuse qui caractérise Monsieur Triquet. Outre les choeurs préparés par Jacques Maresch, la direction attentive de Robert Tuohy donne vie à l’identité dramatique de l’ouvrage de Tchaïkovski.

Chaque année en mai et juin depuis plus de soixante-dix ans, le Printemps de Prague met la musique à l’honneur, et investit deux des plus prestigieuses salles de la capitale tchèque, le Smetana Hall, dans la Maison Municipale, bijou Art Nouveau, et le Dvorak Hall, au Rudolfinum, où nous avons assisté à trois concerts. Le 30 mai, Jakub Klecker met le classicisme viennois à l’honneur avec le Prague Philharmonia. Introduits par l’Ouverture de La Clémence de Titus de Mozart, le Troisième Concerto pour piano de Beethoven, sous les doigts de Rachel Sklenickova, et sa Deuxième Symphonie équilibrent nervosité romantique et clarté de la forme. Le lendemain, l’Acadamy of Saint Martin in the Fields, sous la houlette de Murray Perrahia, également au clavier du Quatrième Concerto de Beethoven, refermant la soirée sur une maîtrise élégante et instinctive, célèbrent l’Inachevée de Schubert, après les apéritives Variations sur un thème de Frank Bridge opus 10 de Britten. Mercredi 1er juin, le Rudolfinum passe au répertoire de chambre, avec les sœurs Skride, duo letton associant le violon de Baiba et le piano de Lauma. Si la Troisième Sonate de Beethoven, après la Deuxième de Grieg, ne sont pas des pièces méconnues, on redécouvre la Petite Musique d’été de Peteris Vasks et l’intense Quatrième Sonate de Weinberg, livrés avec une conviction communicative.

De Prague à Montréal

Traversons l’Atlantique pendant l’été, pour s’immerger dans le bain de la Virée classique que l’Orchestre Symphonique de Montréal propose au milieu de mois d’août, parmi maintes animations festivalières pour tromper l’apparence de vacance culturelle aux heures les plus clémentes de l’année. Tirant parti des ressources du complexe de la Place des Arts, le foisonnement de concerts offre au mélomane une trentaine de rendez-vous d’une heure et moins, permettant une déambulation encouragée par une tarification attractive. Formats certes réduits, mais grands noms cependant, à l’exemple de Nelson Freire, dans le Troisième Sonate pour piano de Brahms, après deux chorals de Bach le vendredi 12, avant un Neuvième Concerto pour piano de Mozart, d’une indéniable vitalité sous la baguette de Kent Nagano le lendemain midi. Le directeur musical de l’OSM ne ménage pas son agenda, multipliant les apparitions avec son orchestre, qui fait vibrer à deux reprises pendant le week-end la Neuvième de Beethoven, tandis que pour la clôture résonne la généreuse Troisième Symphonie de Saint-Saëns, avec Jean-Willy Kunz à l’orgue. Si les grandes pages ne manquent pas à l’appel, la curiosité n’est pas oubliée, entre le baroque sous les doigts de la mandoline d’Avi Avital, ou des pièces plus modernes – Berg, Webern et même Gilbert Amy ou George Benjamin. En désacralisant le festival de musique classique au cœur de la ville, la Virée classique l’ouvre ainsi à un large public qui n’a plus aucune raison d’être intimidé.

Revenons en Europe. Si ce sont d’abord pour les grandes productions dédiées au maître italien que l’on connaît le Festival Puccini, dans la ville de Torre del Lago où a il vécu, à côté de Lucques, en Toscane, l’édition 2016 fait aussi redécouvrir une Turandot moins célèbre, d’un contemporain du père de Madame Butterfly, Busoni, dont on commémore le cent-cinquantième anniversaire. Tirant nettement plus du côté de la fable, l’oeuvre témoigne d’une invention et d’un raffinement admirables, servis par une distribution investie et la baguette de Beatrice Venezi. Le travail d’Alessandro Golinelli s’adapte aux dimensions modestes de la salle. Comptés, les moyens ne trahissent pas une partition savoureuse qui ne déparerait pas cependant dans les plus grandes maisons. A Rome, le Teatro dell’Opera prend ses quartiers d’été aux Thermes de Caracalla, écrin archéologique magique sous le clair de lune et une brise nocturne qui font oublier des conditions acoustiques non optimales. Pour ce cru 2016, c’est Nabucco qui bénéficie d’une nouvelle mise en scène. Federico Grazini ne se laisse pas porter par la majesté du cadre et replace les péripéties du roi de Babylone dans un décor presque austère, dessiné par Andrea Belli. Ni historique, ni transposition, l’écrin ne contrarie pas les personnalités vocales qui font vivre le drame, de Sebastian Catana dans le rôle-titre à l’Abigaille de Csilla Boross, en passant par le robuste Zaccaria de Vitalij Kowaljow, la Fenena d’Alisa Kolosova et l’Ismaele d’Antonio Coriano. Préparés par Roberto Gabbiani, les choeurs remplissent leur exigent office. John Fiore semble essayer de restituer les couleurs de la fresque de Verdi, même si l’orchestre ne passe pas toujours bien la rampe.

Du Sud au Nord

A l’ouest, Madrid et les Teatros del Canal font leur rentrée avec un spectacle chorégraphique confié au Victor Ullate Ballet : le directeur de la compagnie met en valeur de remarquables solistes dans une Pastorale évocatrice, sur la musique éponyme de Beethoven, après un Tierra Madre imaginé par Eduardo Lao. Plus tard dans la saison, à Barcelone, Jean-Guihen Queyras s’attelle aux six sonates pour violoncelle de Vivaldi, dans le très pittoresque Palau de la musica catalana. Le ravissement des oreilles s’accorde avec celui des yeux, dans une lecture sensible d’un interprète au répertoire aussi large que choisi avec soin. Loin de la facilité associée au Prêtre roux, il révèle la richesse et la cohérence d’un cycle, entre phrasé chantant et sens de la forme. A la fois sobre et immédiate, la sensualité mélodique dialogue avec l’intelligence.

Cap au nord, à l’Opéra d’Helsinki, avec la désormais légendaire Elektra de Richard Strauss réglée par Patrice Chéreau, applaudie déjà à Aix-en-Provence et New-York. L’économie plastique souligne magistralement la concentration dramatique, relayée par des incarnations non moins exceptionnelles, au premier rang desquelles on comptera la Clytemnestre de Waltraud Meier, et Evelyn Herlitzius dans le rôle-titre. Dans la fosse, Esa-Pekka Salonen dévoile la violence limpide de l’ouvrage. Enfin, à Cardiff, capitale du Pays de Galles sans doute davantage médiatisée pour le rugby, une véritable volonté n’a pas hésité à bâtir un complexe dédié aux arts de la scène, hors du centre ville. C’est au Wales Millenium Center que le Welsh National Opera, compagnie qui investit tout le sud du Royaume-Uni, de Birmimgham à Southampton, présente un Macbeth saisissant conçu par Olivier Mears, dans la scénographie d’Annemarie Woods, sous les lumières de Kevin Treacy et avec un appoint vidéo élaboré par Duncan McLean. Dans le rôle-titre, Luis Cansino assume une noirceur torturée, quand la direction d’Andriy Yurkevytch démontre son authentique connaissance du belcanto et de ses prolongements verdiens.

Automne européen

A Paris, la rentrée ne manque pas de relief. Le festival de Pontoise invite Simon-Pierre Bestion dans un voyage inspiré par La Tempête de Shakespeare. Réglant également la dimension visuelle, le musicien français sait distiller une authentique magie à partir d’un matériau qui n’a de composite que l’apparence, où les pièces baroques voisines avec les contemporaines dues à la plume de Philippe Hersant ou Thierry Pécou, revisitant un instrumentarium ancien. Tandis que le Collège des Bernardins se fait, le temps d’une soirée, de Deutsche Grammophone, avec Simon Graichy et le collectif D.I.V.A, Marc Mauillon investit la Péniche Opéra avec son seul en scène, Songline, mêlant lui aussi les époques, juxtaposant le Moyen-Âge à la musique d’aujourd’hui, avec une évidente gourmandise pour l’expressivité de la vocalité, dans un travail où les sons et le corps ne forment qu’un sur la quasi nudité des planches : un pari réussi ! La Toussaint donne une tribune à Berlioz à l’Orchestre de Paris, avec son directeur musical, Daniel Harding. Un florilège extrait de Roméo et Juliette confirme sa battue aérée et la précision des pupitres parisiens, après Quatre interludes marins que Britten a tirés de son opéra Peter Grimes, et un arrangement par Leinsdorf de la suite de Pelléas et Mélisande de Debussy. Côté Athénée, Julien Masmondet redonne vie, avec la complicité d’Olivier Dhénin, à L’Île du rêve de Reynaldo Hahn, inspiré par Pierre Loti. Une exhumation non sans intérêt, quoique relativement anecdotique.

Direction l’Allemagne pour finir. Avant l’été, Bonn ressort des bibliothèques un curieux Holofernes d’un certain Emil Nikolaus von Reznicek, hétéroclite évocation de l’Antiquité, sous une mise en scène chargée de Jürgen R. Weber. Jacques Lacombe anime une partition aux allures de jeu où l’on devinerait les influences et emprunts, et chercherait vainement une personnalité qui passerait la postérité. Un peu plus au sud, et aux portes de l’hiver, Stuttgart fait appel au duo de metteurs en scène en résidence, Jossi Wieler et Sergio Morabito, pour un Rigoletto habile et sans artifice inutile, éclairant la dimension théâtrale de la tragédie. Ivan Magri assure l’éclat du Duc de Mantoue, quand Markus Marquardt assume la complexité du bossu, veillant en vain sur sa fille Gilda, dévolue à Lenneke Ruiten. Mais c’est la direction subtile de Lorenzo Viotti que l’on retiendra, à la fois animale et attentive au canevas rythmique et mélodique de la musique de Verdi, qui résonne avec une fraîcheur inédite. Enfin, Francfort ne déroge pas à l’opéra d’aujourd’hui, en redonnant Le Dragon d’or de Peter Eötvös. A défaut de suivre tous les linéaments de l’intrigue, on se laissera porter par une écriture virtuose, fourmillant d’humour, à laquelle tant la direction de Nikolai Petersen que la production d’Elisabeth Stöppler rendent justice. Le comique n’est pas mort à l’opéra, et c’est un bon augure pour les fêtes.

Par Gilles Charlassier

Auditorium du Louvre, mars 2016 ; Eugène Onéguine, Limoges, avril 2016 ; Printemps de Prague, mai-juin 2016 ; Virée classique de l’OSM, Montréal, août 2016 ; Turandot, Torre del Lago, juillet-août 2016 ; Nabucco, Rome, juillet-août 2016 ; Victor Ullate Ballet, Madrid, septembre 2016 ; Jean-Guihen Queyras, Barcelone, novembre 2016 ; Elektra, Helsinki, septembre 2016 ; Macbeth, Cardiff, septembre 2016 ; Festival de Pontoise, octobre 2016 ; La Péniche Opéra, décembre 2016 ; Orchestre de Paris, novembre 2016 ; L’Île du rêve, Théâtre de l’Athénée, décembre 2016 ; Holofernes, Bonn, mai-juin 2016 ; Rigoletto, Stuttgart, décembre 2016 ; Le dragon d’or, Francfort, décembre 2016.

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