24 février 2021

Luis de Päblo est l’une des figures majeures de la musique du vingtième siècle. C’est lui qui introduisit en Espagne fit connaître la musique sérielle et expérimentale à la fin des années cinquante, grâce à des revues, conférences, une série de concerts, Tiempo y Musica, qui permet aux mélomanes, dans un pays encore sous la dictature de Franco, de découvrir Boulez ou Stockhausen. Il fonde en 1965 le premier studio d’électroacoustique de la péninsule, Alea, ainsi que quelques années plus tard, le festival pluridisciplinaire les Rencontres de Pampelune, festival pluridisciplinaire. Mais le langage musical du compositeur ne se limite pas à l’avant-garde et sait tirer parti, de manière personnelle, d’un éclectisme esthétique.

Son ultime opus lyrique, El abrecartas, sur un livret que Vicente Molina Foix a adapté à partir de son roman homonyme, en témoigne. L’ouvrage, conçu sur un mode épistolaire, mêle, dans une narration d’allure pointilliste, des destins célèbres, tel Garcia Lorca, avec ceux d’anonymes, sur trois décennies marquées par la Révolution et le franquisme. Au travers de ce kaléidoscope, c’est aussi un hommage à l’autre grand poète de l’époque, Vicente Aleixandre, qui influença toute une génération et reçut le Prix Nobel en 1977.

La poésie intime de la mémoire et des archives

Dans une scénographie de rangées de dépôts d’archives dessinée par Max Glaenzel, baignée dans des lumières parfois blafardes calibrées par Juan Gomez Cornejo, et habillée de documents vidéos historiques par Alvaro Luna, Xavier Alberti plonge le spectateur dans les méandres de la mémoire et tire parti de la dramaturgique singulière du texte où les rapports entre les personnages sont toujours différés par la correspondance, ses mensonges et ses omissions. Si l’esquisse narrative particulière peut troubler les repères au début, la fascination et l’émotion qu’elle distille gagnent progressivement en force et en efficacité, en particulier par le biais de séquences marquantes, comme le réquisitoire de Ramiro devant l’Ordre Publico, ou encore le duo entre Alfonso Enriquez et Setefilla autour du souvenir de Manuela.

La partition, qui n’hésite pas à pasticher et puiser dans les styles les plus divers, enveloppe ce drame de l’intime dans un effectif orchestral chatoyant qui, dans des combinaisons essentiellement chambristes, ne verse jamais dans un spectaculaire inutile, et sert d’écrin à des incarnations remarquables, sous la baguette attentive de Fabian Panisello. On retiendra la lumière du Garcia Lorca d’Airam Hernandez aux côtés du Vicente Aleixandre complexe de Borja Quiza, autour desquels gravitent les personnalités de Miguel Hernandez, par la voix José Antonio Lopez, Rafael et Alonso, dévolus respectivement à José Manuel Montero et Mikeldi Atxalandabaso, ou encore l’Andrés Acero de Jorge Rodriguez-Norton. Ana Ibarra ne manque pas de sentiment en Setefilla – après une apparition en Salvador. Un relief tout particulier est accordé à la vindicte de Ramiro, dont les notes haut perchées de Vincenç Esteve évoquent le tragi-comique virilisme d’un Franco à la tessiture de fausset, entourée du commissaire assumé par Gabriel Diaz. Mentionnons encore David Sanchez en Eugenio d’ors et Laura Vila en Sombra, ainsi que les interventions du choeur dirigé par Andres Maspero, renforcé par les petits chanteurs de la JORCAM préparés par Ana Gonzalez, contribuant à la défense de cette création posthume – Luis de Pablo est décéde en 2021 – qui mériterait une plus grande concentration de l’effectif orchestral pour permettre à cette originale exploration lyrique de l’intime et de la mémoire de tourner dans davantage de salles. Elle en vaudrait la peine.

Par Gilles Charlassier

El abrecartas, Luis de Pablo, Teatro Real, Madrid, février 2022.

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