4 février 2020
Doublé créatif à Anvers

Depuis le début de la saison, la première de Jan Vandenhouwe, l’Opéra des Flandres se confirme comme une des maisons les plus inventives d’Europe, dans le répertoire lyrique comme dans le ballet. Et ce premier dimanche de février l’illustre avec éloquence, avec la dernière anversoise d’une création chorégraphique, Rasa, et la première d’une nouvelle production de l’ultime opéra de Schreker, Le forgeron de Gand.

Inspiré par La Bayadère, Rasa de Daniel Proietto réécrit la célèbre féerie romantique à la manière d’une comédie musicale au goût du jour. Les notes de Minkus ont fait place à une partition de Mikael Karlsson, conjuguant les codes de l’entertainment et de l’émotion. En trois parties, encadrées par un prologue et un épilogue, la pièce foisonne de péripéties et de clins d’oeil fantaisistes à l’Histoire – à l’instar de la Reine Victoria, contemporaine du ballet originel – pour renouveler les couleurs et les symboles du conte. Cela ne manque pas de force narrative et de vitalité, avec un riche vocabulaire chorégraphique, à la fois athlétique et expressif, et une scénographie chamarrée, dessinée par Nicolas Boni, qui ne s’interdit pas les ajouts vidéographiques réalisés par Martin Flack. L’originalité assumée de cette relecture tient au personnage transgenre de Nick, avatar de la bayadère autour duquel tourne l’argument dont il fait voler en éclat l’initiale norme hétérosexuée.

Mais, au-delà des intentions dramaturgiques et de la fluidité théâtrale, on retiendra la délicatesse poétique du deuxième acte, baigné dans des camaïeux oniriques, où le visuel, moins démonstratif, est à l’exacte mesure du geste et du sentiment. C’est d’ailleurs également dans cette partie que l’écriture musicale, plus décantée, se révèle à son meilleur. Dans le trio des protagonistes principaux, dédoublés par des figurants enfants pour les séquences de réminiscences, on saluera la performance de Mikio Kato, qui se glisse avec finesse dans l’androgyne féminité d’un Nicky dont il fait palpiter la touchante fragilité, avec une saisissante intensité, face auquel le Solor de Morgan Lugo fait montre d’une belle sincérité dans l’engagement. Nicha Rodboon résume l’orgueil jaloux de Gamzatti, quand Matt Foley endosse l’exubérance du Fakir. Parmi la foule de rôles bien caractérisés, mentionnons l’extravagance de la Reine Victoria de Zoë Ashe-Browne et de son fils, Edouard VII, campé par Dominic Harrison.

Relecture d’un classique du ballet et causticité lyrique

Le soir, c’est à la redécouverté d’un opus oublié de Schreker, Le forgeron de Gand, que l’on assiste. La dilection pour les raretés post-romantiques n’est pas nouvelle à l’Opéra des Flandres – si Cardillac est sporadiquement mis à l’affiche, Le miracle d’Héliane de Korngold compte parmi ces stimulantes exhumations que l’institution belge nous a proposé ces dernières années. L’ultime ouvrage lyrique de Schreker a vu sa carrière brutalement interrompue par la montée du nazisme. C’est pourtant une pièce remarquable, tant par le ton de satire morale de son argument, adaptation d’un conte de Charles de Coster, Smetse Smee, dans lequel un forgeron gantois a pactisé avec le diable pour retrouver sa prospérité perdue, que par une écriture musicale éclectique et jubilatoire.

Novice dans la mise en scène d’opéra, Ersan Mondtag n’en démontre pas moins une maîtrise admirable dans une lecture qui inscrit, au seuil des portes de l’au-delà, le destin du Congo belge dans le propos originel, sans jamais se départir de la veine caustique du livret – l’édification n’est jamais aussi efficace que dans la puissance corrosive du rire. Dessiné par Manuela Illera, le décor rotatif résume une carte postale de Gand assaisonnée de fantaisie et de symboles, dans une esthétique proche de la bande dessinée, avec, d’un côté, les quais de la Lys, où le héros a son atelier, et de l’autre, le château des comtes de Flandres sur lequel est assis un immense Moloch, double mythologique de l’artisan du métal qui étrangle un nourrisson semblable à ceux que l’on trouve dans la peinture flamande de la Renaissance. Les costumes de Josa Marx mêlent avec gourmandise les époques, quand les maquillages se jouent des stéréotypes, telles les créatures infernales rouges et cornues. Après l’illustration faussement littérale des deux premiers actes, le dernier dévoile les intentions du spectacle. Affublé d’une barbe blanche, Smee devient alors un sosie du roie Léopold II, le père de la colonisation belge du Congo : loin de se réduire à une facilité moralisatrice, le parallèle relie avec autant d’intelligence que de saveur les deux accomodements avec le mal au nom de l’avidité de biens. Si la projection sépia de la gare centrale d’Anvers, dont la construction fut financée par le pillage des ressources africaines, ou l’enregistrement radiophonique du discours de 1960 de Patrice Lumumba, figure de proue de l’indépendance, se font un peu didactiques, la salle d’attente pour la postérité, avec ses allures de musée où les cadres changent selon que l’on s’adresse à l’Enfer ou Paradis, démontre une irrésistible efficacité comique et scénographique.

Les solistes se font le relai investi de la caractérisation des personnages. Baryton au large répertoire, Leigh Melrose s’appuie sur les ressources de la déclamation pour décliner les replis patelins de Smee. Kai Rüüte fait résonner les accents de matrone de l’épouse. En Astarte, Vuvu Mpofu met la chaleur de son timbre au service d’une sensualité non exempte d’ironie, quand les deux autres envoyés de l’Enfer, le tyrannique duc d’Albe de Leon Košavić et le bourreau Jakob Hessels de Nabil Suliman résument leur cruauté d’ici-bas par une robustesse mordante. Le rival envieux Slimbroek revient au ténor de caractère Michael J. Scott. Membres du Jeune Ensemble de l’Opéra des Flandres, Daniel Arnaldos et Justin Hopkins assument les caricatures piquantes du courtisan Flipke, et, pour le second,, d’un Saint-Pierre impayable de ridicule sévérité, coiffé d’une auréole comme les époux de la Sainte Famille, Joseph et Marie, confiés respectivement à Ivan Thirion et Chia-Fen Wu. Thierry Vallier, Simon Schmidt et Onno Pels campent un trio de nobles en costume noir avec col à fraise blanc que l’on croirait sorti de chez Hals ou Rembrandt. On saluera la solidité contrapuntique des choeurs préparés par Jan Schweiger, complétés par le choeur d’enfants, placé sous la houlette de Hendrik Derolez. Sous la direction énergique et attentive de son directeur musical, Alejo Pérez, les pupitres de l’Orchestre de l’Opéra des Flandres rendent justice à une chatoyante et roborative dynamique formelle et dramatique qui ne se relâche jamais. Une belle redécouverte que ce Forgeron de Gand dans une coproduction avec Mannheim, où il faudra attendre trois ans pour le revoir à l’affiche.

Par Gilles Charlassier

Rasa, Daniel Proietto, et Le forgeron de Gand, Shreker, Anvers et Gand, février 2020

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