16 mai 2012

Deux longues jambes aux chairs lisses et tendres largement dévoilées sont venues s’asseoir en face de moi à la station Porte Maillot. Lorsque l’on garde les yeux baissés dans le métro, on en a plein la vue des jambes. Mais on ne drague pas des jambes comme ça et le plus souvent elles demeurent une vue de l’esprit, un songe de Belle de Moscou. Celles-ci étaient à tout le moins exceptionnelles, et je leurs fis savoir:
– Merci  pour le compliment, me firent-elles, mais assurément nous ne dansons pas aussi bien que celles de Cyd Charisse, croyez-moi!
– Permettez que j’en doute, leurs répliquais-je tout sourire, et puis regardez-les toutes ces autres jambes assises autour de nous dans cette rame…Tiens, celles-ci par exemple qui n’arrêtent pas de se croiser et de se recroiser par pure provocation sans nul doute, et ces jambes-là les genoux serrés vous pouvez être sûres qu’elles s’ennuient ferme, ces jambes qui s’étalent elles ne savent plus comment vivre. Et celles-là, toutes repliées sur elles-mêmes, timides et arrogantes à la fois, fuyant et attisant tout à la fois les regards. Ces autres encore là-bas, mais regardez-les, des jambes mal fagotées, mal ficelées, elles n’ont qu’à s’en prendre à leur tête, qui les néglige comme elle se néglige!…Et vous, à ce propos, vous entendez-vous bien avec votre tête?…
– Au risque de vous décevoir nous avons notre propre vie, et n’en faisons le plus souvent qu’à notre guise!, firent-elles…
– Tss ! Tss !, j’ai du mal à vous croire!…
– Ah vous au moins on ne vous la fait pas! Avec notre tête en effet, c’est un combat épuisant, continuel ! Quand elle est en colère, notre tête, on en tremble comme feuilles, on craint le pire ! Et si par mégarde elle tombe amoureuse, alors nous devons subir tous ses caprices, toutes ses lubies…Et c’est plus harassant que des kilomètres de marche, je vous jure! Cette tête à ces moments-là nous contraint à des galipettes, des contorsions, des …
– Eh eh eh je n’ose y penser!, pensais-je.
– …des crampes, des fourmis partout, un véritable supplice, inutile de vous faire un dessin !…
– Et vous n’aimez donc pas çà quand il lui prend de ces drôles d’idées à votre tête?
– Bah, ce n’est franchement pas ce que nous préférons en effet ! Le plaisir n’est pas pour nous, il se situe ailleurs, et nous on n’en retire pas grand chose!
– …des…picotements…à la rigueur, c’est çà ?
– …à cause de la gymnastique qu’elle nous impose et qui nous contrarie beaucoup…Le plus souvent ils s’adressent à notre tête, font tout pour la séduire, et nous…nous nous sommes tenus à l’écart…si vous voyez ce que je veux dire…comme si nous n’étions jamais qu’un obstacle  encombrant…Quand ce n’est pas pour nous contraindre à nous refermer brusquement chaque fois que la tête se refuse!…Elle en deviendrait presque folle quand elle est amoureuse, on n’a pas le choix…
– Ne seriez-vous pas simplement un peu jalouses!?…
– Ah vous n’allez pas commencer vous non plus! Nous la connaissons la chanson! Allez-y ne vous gênez pas, on a l’habitude !..

J’ai donc avancé mes jambes contre elles, je leurs ai laissé faire connaissance, échanger des frôlements, des envies sans paroles, des effleurements à la place de tous les mots que je n’aurais jamais osé susurrer à cette tête splendide, là-haut. Nous les avons laissé faire sans y penser et sans pudeur jusqu’au terminus et arrivé là, Porte de Vincennes elles se sont retirées l’air de dire « bon, ça suffit, assez plaisanté avec ça, on rentre! »…et elles s’éloignèrent en claquant bruyamment des talons, me laissant sur place, me renvoyant sans ménagement aux jambes sans plus d’attrait de l’insignifiante compagne sans tête qui m’attend tous les soirs chez moi…

Par Claude Rudelin

Articles similaires