14 février 2013
Deux Glass en un

Quand le mythique Einstein on the Beach mis en scène par Robert Wilson fut repris avec les protagonistes de la création pour une tournée mondiale qui a commencé l’an passé en mars 2012, Gerard Mortier, le directeur artistique du Teatro Real de Madrid l’avait décliné, ajoutant, qu’au-delà de l’importance du coût de la (re)production, il préférait confier à Philip Glass un nouvel opéra, The Perfect American, démythification du célèbre auteur de cartoons, Walt Disney.

Disney et la face cachée du rêve américain

Portrait d’un storyteller narcissique au point de vouloir détourner la mort par la cryogénisation, le livret de Rudy Wurlitzer, adapté du roman de Peter Stephan Jungk, Le Roi de l’Amérique, révèle les faces cachées du rêve américain – individualisme, racisme. A cet égard, la réaction des héritiers Disney, désavouant le projet de Philip Glass, est symptomatique. Pourtant, si la légende y perd des plumes, la composition de l’ouvrage autour du personnage finit par nous le rendre attachant à défaut de sympathique, particulièrement dans sa vulnérabilité d’homme malade où, à l’hôpital, il soulève pour le petit garçon leucémique qui l’admire une partie du secret de sa prodigieuse fécondité. Et l’incinération finale ne sera qu’un pied de nez à l’orgueil de celui qui se rêvait immortel au travers de sa firme Disney – plusieurs fois revient le motif « j’appartiens à Disney », « vous appartenez à Disney ».
Si Einstein on the Beach exploitait les possibilités du minimalisme, avec ce dernier opus, Glass confirme sa réinsertion dans la grande tradition lyrique qu’il avait initiée au fil de son œuvre. La partition séduit par une générosité mélodique et une richesse dans l’orchestration que l’on n’associait pas de prime abord au compositeur américain. Sans doute y perd-on un peu de l’hypnotisme qui caractérisait ses premières œuvres, d’autant que la prudence du chef, Dennis Russell Davies, privilégie un soutien vigilant aux chanteurs plutôt que l’épanouissement sonore. Mais l’on reconnaît dans l’écriture vocale, entre opéra et comédie musicale, une clarté dans la diction et un geste théâtral typiques de Glass.

Un débat Disney-Lincoln

A défaut d’une symbiose entre drame et thèmes musicaux aussi serrée que, par exemple, dans Les Enfants terribles (vu l’an dernier à Bordeaux puis en tournée jusqu’au Théâtre de l’Athénée), on se laisser sans peine porter par ce biopic mis en image avec inventivité par Phelim McDermott. Un usage généreux de la vidéographie – réalisation de 59 Productions – illustres lieux et créations fantastiques, évoquant une Marceline, la ville natale de Disney, embaumée par les souvenirs. On retiendra en particulier la controverse imaginaire entre le créateur de cartoons et un automate aux traits et convictions de Lincoln – héros de l’Amérique porté à nouveau récemment au grand écran – où le personnage dévoile sa vision réactionnaire du monde.
Outre le seizième président des Etats-Unis, on croise Andy Warhol, confié de contestable manière à un ténor exubérant – John Easterlin. Mais ce sont bien évidemment le rôle-titre – impressionnant Christopher Purves – et les choeurs qui tiennent l’affiche. Le spectacle connaîtra une diffusion radiophonique et télévisuelle avant de partir en juin prochain pour l’English National Opera de Londres, coproducteur de cette création.

L’expérience Einstein on the Beach

Si la légende ne s’écrit pas deux fois, on ne pouvait pour autant manquer la reconstitution d’ Einstein the Beach par les protagonistes de la création – Robert Wilson à la régie et Lucinda Childs pour la chorégraphie. A défaut d’avoir pu assister aux représentations montpelliéraines en mars dernier, c’est à Amsterdam, dernière escale européenne de la tournée que se tint notre séance de rattrapage – et qui fut aussi celle de Gerard Mortier, venu de Madrid sans doute juger de l’histoire. Disons-le d’emblée, si le concept et la musique trahissent leur époque, ils n’ont pourtant pas pris une ride. Avec un génie unique, l’œuvre s’affranchit de toute une tradition – amplification de la voix, absence d’intrigue au sens théâtral du terme, répétition hypnotique des motifs avec un développement minimal, quatre heures et demie jouées sans entracte au cours desquelles les spectateurs sont autorisés à sortir.
Ponctuant la pièce, les Knee plays fascinent par leur économie – quelques notes sur lesquelles les deux solistes – et les deux célèbres chaises – , Helga Davis et Kate Moran, égrènent des suites de chiffres (« one-two-three-four-etc. »). Ce n’est pas un hasard si Benjamin Millepied – le désormais futur directeur de la danse de l’Opéra de Paris – avait retenu ces pages pour son ballet Amoveo, le premier qu’il conçut pour Garnier, en 2006. Certaines scènes marquent efficacement, telles le Night Train ou le Jury. En d’autres, la saturation sonore menace parfois – effet des orgues électroniques sans doute. Récapitulation visuelle, la scène finale condense avec ses échafaudages de lettres illuminées sur fond noir une émotion toute particulière. Aux confins de l’apesanteur et de l’atemporalité, l’expérience Einstein on the Beach est unique, et si le reste n’est pas silence, Glass n’ira jamais aussi loin par la suite.

Par Gilles Charlassier

Einstein on the Beach, De Nederlandse Opera, Amsterdam, jusqu’au 12 janvier 2013, tournée à Los Angeles en octobre 2013
The Perfect American, Teatro Real, Madrid, jusqu’au 6 février 2013, puis à partir du 1er juin 2013 à Londres
Une vidéo sur The Perfect American :
http://www.teatro-real.com/es/eventos/the-perfect-american/flv

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