20 janvier 2012
De la rue au grand écran

Place Tahrir, Sidi Bouzid, ou encore Benghazi : il y a un an, peu de gens auraient été capables de les situer sur une carte. La Tunisie, l’Egypte, c’était surtout les clubs vacances et l’occasion pour les français d’aller bronzer ou voir des pyramides, à bas prix. Oui mais voilà,  il y a un an, ces deux pays ont quitté les pages « Tourisme » pour passer à l' »International », en donnant naissance au plus grand mouvement de révolte populaire que le Moyen-Orient n’ait jamais connu. L’histoire est devenue célèbre : le 17 décembre 2010, un vendeur ambulant tunisien s’immole par le feu car les policiers lui ont volé sa charrette, un geste de désespoir qui fait s’enflammer le pays excédé par 23 ans d’un régime policier et corrompu. Après la Tunisie, d’autres pays suivront : Egypte, Libye, Syrie, Yémen, Bahreïn, mais aussi Jordanie, Maroc ou encore Algérie.

Retour en images

Premier anniversaire, premier bilan et premiers documentaires. En ce mois de janvier 2012 sortent coup sur coup deux documentaires sur ces révolutions. Le premier retrace  de l’intérieur la « révolution de papyrus », celle qui a fait tomber le régime égyptien,   à travers ses espoirs et aussi ses déconvenues. Le second replonge de manière originale dans la révolution malheureuse de 2009, durant laquelle les manifestants iraniens ont cru l’espace de quelques semaines que la chute du régime des Mollahs était au bout de leurs slogans. Deux révolutions aux destins radicalement différents, mais qui éclairent ce printemps arabe dont les conséquences demeurent encore difficiles à prévoir. Tout un symbole. Le 25 janvier sortira au cinéma « Tahrir – Place de la Libération » du réalisateur italien Stefano Savona, soit un an jour pour jour après la première manifestation ayant conduit à la chute de Hosni Moubarak.

Rappel des événements : janvier 2011, des centaines de milliers de manifestants égyptiens, suivant le modèle de la « révolution de Jasmin » qui a fait tomber Ben Ali chez leurs voisins tunisiens, battent à leur tour le pavé, demandant la fin du régime autoritaire de celui qui est au pouvoir depuis près de 30 ans. Stefano Savona qui connaît bien l’Egypte saute dans un avion et débarque au Caire pour fixer sur pellicule l’histoire en marche : l’histoire d’un combat pour la liberté, et en creux l’histoire d’une désillusion. La caméra de Savona, presque toujours au ras du sol, au milieu de la foule, nous fait vivre un véritable huis clos au sein de la révolution, nous fait ressentir l’excitation, la joie, mais aussi la peur et la souffrance. Apparaissent parfois à l’écran des gueules cassées, défigurées, le T-Shirt plein de sang, victimes de la répression policière.

Répression meurtière

Il ne faut pas oublier que cette « révolution de papyrus », si elle a été courte – du 25 janvier au 11 février, date de la chute de Moubarak – n’en pas été pour le moins violente : la répression aurait fait entre 800 et 2.000 morts. Comme souvent, aux jets de pierre des manifestants, ont répondu les gaz lacrymogène des forces de l’ordre et les balles meurtrières des snipers postés en haut des immeubles entourant la place Tahrir. Document précieux en tant que témoignage d’une révolution en marche, ce film montre comment la révolution égyptienne a échappé à ses créateurs. Car on assiste dans ce film à une véritable dépossession du mouvement aux profits des diverses organisations islamistes. Presque invisibles sur le terrain – on ne les voit que lors d’une unique séquence, brillants orateurs, dire « c’est vous les héros » à une foule ravie qu’on exalte son importance – les Frères musulmans sont cependant présents dans presque toutes les discussions : les manifestants ont peur de voir leur révolution leur échapper. Il est évident que tous ne sont pas opposés à la Confrérie, et le film retrace bien cette ambivalence entre la volonté de construire un avenir de ses propres mains et celle de laisser à des individus expérimentés, les Frères, la responsabilité et la liberté de le faire.

Et après?

Le constat principal est le manque d’organisation. « Nous sommes une révolution sans leader » entend-on de la bouche d’une femme, préfiguration de la victoire finale des Frères Musulmans et de l’armée. L’expérience politique et la hiérarchie sont deux éléments qui manquent aux révolutionnaires, formidable machine à débouter les tyrans, mais incapables de se mettre d’accord et de se structurer pour créer un « après ». La conclusion est évidente : il est plus simple de s’organiser pour lancer des pierres que pour reconstruire un pays. Un an après le début du printemps arabe, le constat électoral est d’ailleurs amer pour les manifestants. En Egypte, les Frères musulmans et les Salafistes ressortent grands vainqueurs du scrutin électoral de cet hiver. Les premiers récoltent près de 50 % des sièges, et les seconds 25 % des députés. Ne reste donc aux très nombreux partis laïcs qu’à se partager un quart des sièges restant. Curieux résultat quand on pense qu’aucun de ces deux groupes n’étaient à l’origine de la révolution qui a renversé le gouvernement précédent, ni même très présent dans les manifestations. En Tunisie, premier pays a avoir renversé son dirigeant en janvier 2011, le constat est le même : c’est Enhadha, parti politique islamiste interdit sous Ben Ali, qui s’offre une large victoire aux élections législatives avec 89 sièges alors qu’il était absent des manifestations.

L’exemple iranien

Un monstre a-t-il remplacé l’ancien ? La dictature des Ben Ali, Moubarak, et autre Kadhafi va-t-il laisser la place à celle de l’islamisme, du fondamentalisme, de l’intégrisme ? La question est récurrente de nos jours. De nombreux commentateurs ont exprimé leur crainte que le printemps arabe ne finisse par suivre le chemin de la révolution islamique iranienne de 1979 qui amena au pouvoir le régime des Ayatollah, pas franchement ce qu’on a vu de plus démocrate et libertaire. Un documentaire, sorti mercredi 18 janvier, retrace d’ailleurs la révolution de Téhéran, mais celle de 2009 cette fois. Réalisé par Ali Samadi Ahadi, « Le printemps de Téhéran », film hybride, traite du mouvement de révolte qui a touché l’Iran au moment des dernières élections présidentielles. Hybride car il apporte une innovation formelle : en plus des images d’archives et des interviews de spécialistes et de témoins des violences commises à Téhéran – c’est à dire ce que l’on s’attend à trouver dans un documentaire classique – le film propose de nombreuses séquences en dessins animés -on pense évidemment à « Valse avec Bachir ». S’ajoutent à ces séquences animées les vidéos amateurs, prises le plus souvent avec des téléphones portables, et qui forment le témoignage principal du film, nous plongeant au cœur des manifestations, dans ce qu’elles ont de plus beau, de plus enthousiasmant mais aussi de plus tragique quand elles virent au massacre.

On suit avec un intérêt grandissant, en même temps qu’un dégoût croissant, les événements des mois de juin et de juillet 2009 ; de l’espoir de la « vague verte », aux déceptions de l’élection, et jusqu’aux violences sans limite qui s’en suivent. On a tous en tête les images de ces Basidji, les hommes de la milice, lancés sur leur moto noir, traversant les foules de manifestants, donnant au hasard coups de matraques et de couteaux. Avec plus de deux ans d’avance, la révolution iranienne possède en elle tous les ingrédients qui constitueront le printemps arabe. La prééminence des réseaux sociaux en premier lieu. La révolution iranienne sera la première à être renommée « révolution Twitter », tant les opposants au régime se sont appuyés sur ces courts messages -du fait de l’interdiction de Facebook en Iran- et sur les blogs pour relayer leur combat et surtout les massacres qui ont suivi. Un phénomène que l’on retrouvera dans toutes les manifestations du printemps arabe. Les revendications iraniennes sont également à rapprocher de celles promulguées par les révolutionnaires de 2011, puisque tous demandent la fin d’un régime autoritaire et corrompu, la tenue d’élections libres (et dans le cas iranien, la remise en cause du scrutin présidentiel miné par une tricherie flagrante), et la liberté pour le peuple. L’Iran n’est cependant pas la préfiguration exacte du printemps arabe.

Dans le film d’Ahadi, une séquence est particulièrement révélatrice des différences entre le mouvement iranien et ceux qui vont le suivre. Un des personnages du film explique ainsi leur choix de la non-violence : « On aurait pu renverser le gouvernement mais on a choisit de respecter nos aînés – ceux qui ont connu les cachots du pouvoir – lorsqu’il nous disait qu’une révolution ne peut se faire que pas à pas ».Une grande prudence, et une retenue que ne connaitra pas le printemps arabe. La répression aura fait taire la révolution iranienne, mais pas celles du printemps 2011, comme le prouve la Libye qui a fini par se débarrasser de Kadhafi  après 8 mois de combats et près de 10.000 morts. En Iran, les Mollahs sont restés en place, et le peuple s’est de nouveau tu. Véritablement dangereuse ou réceptacle de nos incompréhensions et de nos craintes, il est en tout cas certain que la victoire des islamistes en Egypte ou en Tunisie prouve que les manifestants se sont fait voler leur création. La Syrie, elle,  s’enfonce jour après jour davantage dans la guerre civile et le CNT libyen a encore tout à prouver… Pas dit pourtant que l’histoire s’arrête ici. 2012 ne fait que commencer…

Par Arnaud Aubry

Articles similaires