15 novembre 2011
Dans l’avion

Mon livre marche, les ventes s’envolent, je m’éclate ; mais de qui parle-t-on ? Les verbes agitent-ils les bons sujets ? Je mélange tout, je ne sais qui marche, je ne sais qui vole, je vais vers le crash. Mon livre marche, dit-on, mais c’est une façon de parler : c’est moi qui l’emporte. Je vais de ville en ville pour le montrer, pour le signer, des villes lointaines et le train n’y suffit pas. Je dois prendre l’avion. Et là, ça ne va pas.

Dans l’avion, je suis apeuré comme un petit chat que l’on emporte dans une caisse aveugle. Il cherche à rester debout, les oreilles hérissées, le poil raide, les quatre pattes de longueurs différentes pour compenser l’inclinaison de la boîte, et il crispe le bout de ses doigts pour tenter de tenir, de s’accrocher au sol penché où ne pénètrent pas ses griffes.

Dans l’avion on sent bien qu’il y a des cailloux dans le ciel, des cailloux qui flottent à hauteur de vol et que l’on ne voit pas ; mais on les sent bien car après quelques minutes de vol où il ne se passe rien, où l’on se détend enfin, l’avion se met à cahoter comme s’il roulait sur une route pleine de trous. On se contracte. Il n’y a rien en l’air, mais il y a des cailloux dans le ciel, vous dis-je, puisque l’avion roule dessus, peut-être des grumeaux d’air, de l’air irrégulièrement compressé puisque l’avion tressaute. Je le sens. Je sursaute.

Dans l’avion, je suis en colère parce que je perds mon temps en attentes, sur des sièges devant des télés qui braillent censées faire passer le temps, en queues imprécises qu’il faut faire plusieurs fois, et qui trop lentement s’écoulent, en trajets en voiture pour venir, en car pour repartir, en trajets à pied dans l’aérogare immense, construite à l’échelle des avions et de leur vitesse, pas à celle de l’homme qui marche en tirant sa valise.

Dans l’avion je suis encore en colère d’avoir eu à prouver qui je suis, bien celui qui a acheté le billet, à prouver que je ne porte pas de bombes, rien qui fasse exploser en vol l’avion qui m’emporte. Je dois expliquer patiemment que je suis qui je suis, et pas un fou suicidaire qui emporte des éléments de bombes cachés dans ses chaussures. Mes chaussures on me les a enlevées, passées à nouveau dans le portique, ce sont bien elles qui sonnaient. Elles contenaient, je l’ai appris, des lames métalliques insérées dans le caoutchouc des semelles. On m’avait longuement fouillé avant de découvrir ce détail peu connu des chaussures confortables. Je me suis rhabillé et suis parti faire la queue suivante. On me contrôle encore ; je suis pourtant le même.

Dans l’avion je suis à l’abri, bien plus à l’abri que nulle part en ce monde, dans un fuselage blindé, dans une cabine pressurisée, derrière des hublots à l’épreuve des chocs. Derrière leur verre rayé il fait très froid, il n’y a pas assez d’oxygène pour respirer, les UV grilleraient ma peau et ma rétine, et je vais dans le ciel hostile, dans un tube étanche où l’on a pris soin par de longs interrogatoires, des fouilles et des queues, de ne pas faire rentrer de fou suicidaire qui ferait sauter de l’intérieur ce qui nous protège de l’extérieur. Je suis à l’abri. Mais jamais je ne peux m’endormir, car l’avion accélère, puis décélère sans raison, vire sur l’aile, plonge, cahote sur des grumeaux de ciel ; le sifflement grave des réacteurs passe à l’aigu comme s’il criait, s’éteint comme s’il retenait son souffle avant de s’arrêter, et l’avion tombe. Je ferme les yeux dans la cabine sécurisée, où je ne sais plus rien du dehors, mais c’est mon oreille qui entend, et qui sent, mon oreille externe qui guette les réacteurs, mon oreille interne qui cabriole aux secousses de l’ensemble, aux accélérations, aux virages, et tous mes organes s’agitent, je tombe, je rebondis, je transpire des mains et des pieds, mon cœur se contracte, mes poumons ont du mal, mes muscles sentent que ça ne va pas, et je transpire des paumes, et mes chaussettes se noient de sueur.

Dans l’avion je suis dans un tube à l’abri, un tube étanche filant dans le ciel, et je frémis de la terreur de mes organes qui s’agitent. Ma raison idiote essaye de me dire, de sa voix haut perchée, que tout va bien. En ce lieu où je suis le plus isolé possible, le plus en sécurité possible, on a tout fait pour ça, je suis envahi par la terreur silencieuse de mes organes. Et contre ceci qui vient du dedans, je ne peux rien. J’attends la fin.

Dans l’avion j’essaie de lire, mais j’enrage de tant d’annonces, en français, puis en anglais, les mêmes, les mêmes toujours qui m’interrompent, détournent mon attention, m’empêchent de comprendre ce que je lis. Et quand je suis assis, empêché de marcher, que puis-je faire, sinon lire ? Tout ce qui en détourne mon attention fait perdre mon temps, me renvoie à la terreur de l’agitation, me rappelle que je suis en l’air. Et pendant l’annonce ma colère qui s’était calmée revient.

Dans l’avion je suis bien caché pourtant, je ferme les yeux, je me cache encore plus, mais les yeux fermés je ressens, sens et ressens, tous les mouvements qui agitent la boîte où je suis enfermé, qui censément me protège. Pas d’issue. Je suis dedans ; et les mouvements qui me font peur sont encore dedans.

Dans l’avion les yeux fermés, je me souviens qu’avant, sur le siège de la voiture j’ouvrais la fenêtre, et passais mon bras par la portière, et je sentais le vent de la vitesse, je sentais l’air devenir ferme, secouer mon bras, porter ma main. À une vitesse de voiture l’air avait une consistance de ballon pas trop gonflé. Je sais que c’est ce phénomène qui fait voler l’avion. Il vole grâce à ça, s’il va vite, et que ses ailes ne s’arrachent pas ; ses longues ailes qui tremblent. Dans les turbulences, un bébé commence à pleurer, puis hurle. La cabine tremble, la perspective n’est plus droite, les lignes se touchent. J’ai vu ça, exactement ça, dans des films qui montrent un crash. Un adolescent à côté de moi dit à qui veut l’entendre : « Il suffit de fermer les yeux et de ne pas penser qu’on est en avion. Comme ça, ça passe. » L’imbécile. Peut-être n’a-t-il pas d’organes à l’intérieur. Les miens s’agitent, essaient de courir.

Dans l’avion je ferme les yeux mais cela ne sert à rien. Je dois atterrir.

Mon livre marche, je le porte de ville en ville. Mais je dois garder les pieds sur terre.

 

par Alexis Jenni

 

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