8 décembre 2011
Dans la solitude des grands lacs

C’est le genre de livre qu’il faut lire sans se presser, jour après jour, un petit verre de vodka à la main pour laper avec délectation le récit des journées de l’ermite qui vécut l’hiver 2010 dans une cabane sur un rivage désespérément isolé du lac Baïkal.
L’endroit est l’un des plus beaux du monde. Je l’ai découvert en 2003, la même année que l’auteur. Nous n’eûmes pas l’occasion de nous y rencontrer ; rien là que de très normal, le lac s’étend sur plus de 600 kilomètres. Situé sur une faille de l’écorce terrestre, sa profondeur peut dépasser 1 600 mètres ce qui en fait la plus grande réserve d’eau douce au monde. Son eau est si pure que, captée à trois cents mètres de profondeur, elle est vendue en bouteille à Irkoutsk, la capitale de la Sibérie, et dans ses environs, si transparente que l’hiver, on voit les poissons nager à travers une glace épaisse de plusieurs mètres.
Du fait de son origine géologique, le Baïkal présente un paysage spectaculaire d’une beauté et d’une variété inouïes. L’été, ses rivages sont bordés de falaises granitiques qui évoquent les côtes bretonnes, mais aussi de gigantesques rochers basaltiques d’un rouge sombre qui rappellent ceux de l’Estérel. Périodiquement, des chamanes les escaladent pour lancer de leur sommet des invocations aux eaux sacrées. Les plages, au pied de ces falaises, font penser aux criques de la Côte d’Azur.

 

James Ellroy pour passer l’hiver
L’hiver, ce paysage change du tout au tout. Nous sommes en Sibérie, univers de neige et de glace. Sylvain Tesson y enregistra des températures de moins quarante degrés.
Notre ermite s’était préparé à l’épreuve très consciencieusement. La liste du matériel qu’il emporte avec lui et charge à bord d’un vieux camion le 9 février quand il emménage, est longue : hache et merlin, sac de jute, épuisette à glace, bougies, moustiquaire de visage, dix boîtes de paracétamol « pour lutter contre les effets de la vodka », etc. Les livres qui vont constituer sa bibliothèque hivernale, la lecture sera son unique distraction pendant ces longs mois, constituent une liste éclectique. On y trouve le « Traité du désespoir » de Kierkegaard comme les romans policiers de James Ellroy et de James Hadley Chase.
Quand l’aspirant ermite débarque sur la plage où se dresse la cabane qui l’abritera, le chef des gardes – cette région est un parc naturel national – l’avertit : « Ici, c’est un magnifique endroit pour se suicider. »
Sylvain Tesson, coureur des bois – taïga sibérienne -, des montagnes – Himalaya – et des déserts – Gobi -voulait, jusque-là, « régler un vieux compte avec le temps… L’alchimie du voyage épaississait les secondes. » Cette fois, l’objectif est différent : « Je jouais le loup, à présent je fais l’ours. Je veux m’enraciner, être de la terre après avoir été du vent. »
Il sera de la neige et de la glace car l’hiver pétrifie la vie. Il n’a, des semaines durant, qu’une mésange pour compagnie.
Quelques rares rencontres, trois fois en six mois des chasseurs lui rendent visite, lui-même fera jusqu’à cent trente kilomètres sur le lac gelé pour voir des « voisins », qui lui permettront de survivre à un excès de solitude que seule meuble la vodka…

 

Sortir de l’utérus, enfin
De surcroît, toutes les visites ne sont pas les bienvenues : la glace du Baïkal est aussi un terrain de jeu pour les plus riches d’Irkoutsk, la capitale régionale. Ils arrivent, à deux reprises, près de chez lui à bord d’énormes Mercedes, font hurler leur radio, tirent contre un gibier imaginaire des rafales d’armes automatiques. Ces irruptions arrachent douloureusement l’ermite à sa contemplation alcoolisée et lui font écrire qu’en Russie, « la vie est un endormissement coupé de spasmes. »
Comment Sylvain Tesson est-il ressorti de cette aventure ? Son livre s’achève sur ces mots :  « J’ai tué le désir d’avenir. »
Je ne l’ai pas rencontré depuis son retour. Je ne sais pas si, en quittant sa cabane qu’il qualifie d’œuf, de cercueil et d’utérus, il en est sorti grandi à hauteur d’homme ou répandu sur le sol, pantelant, liquéfié par la vodka.
Le récit de cette expérience, en tout cas, est écrit avec suffisamment de vérité et de puissance pour que les jurés du Médicis lui aient décerné leur prix Essai.  Mieux encore, « Dans les forêts de Sibérie » explore avec sincérité une question que nous ne cessons de nous poser : moi, homme moderne, dont la vie se définit par la relation avec d’autres êtres humains et s’entoure d’une foultitude d’objets, souvent inutiles, suis-je capable de survivre et de conserver toute ma raison en subsistant pendant des mois dans l’inconfort et surtout en n’ayant que ma seule personne pour compagnie ?
À en juger l’état psychologique des Russes rencontrés dans leur solitude par Tesson au cours de cet interminable hiver, la réponse paraît négative.

Par Dominique Bromberger

« Dans les forêts de Sibérie », de Sylvain Tesson paru chez Gallimard. Prix Médicis Essai 2011

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