6 juin 2012

Paris, décembre 2011. D’habitude c’est à la fin que ça se situe mais là, qu’à cela ne tienne, c’est peut-être bien le plus important. Disons que j’étais parti avec une petite, toute petite envie de ne rien faire de ma semaine : et au bout d’une demi journée à errer les poings dans les poches, je ne m’en sentais déjà plus capable. Faut dire que Paris, cette grande et racée, sexy cicatrice autour de la Seine, Paris qui s’illumine le soir quand les voitures envahissent le périph’ et les voies sur berges dans une guirlande infinie du plus bel effet en cette fin d’année… J’ai pas pu résister : ville lumière des phares et des enseignes, elle m’a tout à coup fait de l’oeil. Avec mon manteau-carapace et mon bonnet à rayure, parfaite incarnation de l’errance, j’avais tourné, tourné autour de l’île de la Cité. Faut bien choisir… Et puis, à sillonner le Quai des Grands Augustins, j’ai dû me cogner dans le fantôme d’une courtisane ; ou bien c’est elle qui m’a sauté dessus, allez savoir avec les dames, surtout quand ce sont des spectres. C’est qu’en tant de siècles d’Histoire, la Capitale, elle a dû voir défiler bon nombre de ces dames aux charmes partageurs, entretenues pour le plaisir de leur caractère et la justesse de leur goût en matière de savoir-vivre, olé olé. Bref, elle s’est fichue dans mon oeil. Et, à la voir partout comme ça, se superposant aux murs, dansant au-dessus de la Seine comme un feu-follet, je me suis dit que j’allais l’attrapper. Allons allons, soyez pas prudes, vous en auriez fait autant ; elle était mignonne, la gueuse !

Plutôt que de lui courir après, j’ai pensé à lui tendre un piège ; j’ai chopé mon carnet à spirales, qui d’ailleurs n’en a pas, et je me suis mis à croquer les coins les plus imprévus. Les nids des bateaux-mouches autour du Pont Neuf, le derrière des grands restaurants, un arbre du Quai de Orfèvres, les mansardes en haut des immeubles ; les péniches, les ponts, les passerelles… A force de les regarder, il a bien fallu qu’elle s’y mette. Alors, la langue entre les dents, je l’ai piquée avec la pointe de mon ‘HB’ – pas fort, juste pour voir si elle était vraie. Elle m’a giflé ; moi je n’attendais que ça. Au fond, je suis un tendre, mais faut savoir y mettre les formes. Ensuite, les joues encore rouges avec en blanc la trace de ses doigts, je l’ai capturée. Vlan, son petit instant de gloire collé impitoyablement sur la feuille, au milieu des badauds et des bouquinistes ! Paf, aux murs de verre de la Samaritaine ! Et Clac ! Cadenassée aux grillages du Pont des Arts, comme des centaines d’autres amoureux. Oui, parce qu’à force de la voir partout dans les tenues les plus affriolantes, je commençais à bien l’aimer, moi, cette Milady multi-temporelle. Avec ses robes de dentelle et ses dessous chics, ses bottines à-la-mode et ses chapeaux rétro, ses tailleurs dernier-cri et ses fringues oppulentes de danseuse de french-cancan… Inutile de le dire, à chaque fois que je la croquais, j’en enlevais, du tissu ; pour la pureté du trait, bien évidemment.

Il s’est alors passé un truc bizarre : elle m’a regardé, avec ses petits genous serrés et ses poignets pris dans deux cadenas en forme de coeur. Elle m’a dit quelque chose, comme un gros mot, de sa plus jolie voix de velours, un truc salace enveloppé de papillottes et de petits coeurs assassins, et elle s’est effacée. Enfin, quelque chose comme ça ; elle n’a pas vraiment disparu du cadre, non. Simplement, cette jolie garce s’est comme qui dirait disséminée dans l’air, accrochée aux passantes qui circulaient, flânaient, photographiaient. Encore tout émoustillé, j’ai vu ses yeux s’échapper sur le frais minois d’une étudiante de la Sorbonne en maraude, ses oreilles se dissimuler sous le bonnet d’une cycliste japonaise qui passait… Ah, bravo ! Pour la ravoir, j’allais devoir courser la moitié des jolies filles de Paris, aborder sans façon les autochtones comme les  étrangères, les femmes mariées comme les belles esseulées, les mamans avec leurs bébés… Pour moi qui suis du genre timide, l’horreur, le calvaire, l’insurmontable obstacle.

J’ai donc erré, jusqu’au soir ; incapable de me décider, j’ouvrais la bouche frénétiquement mais sans oser apostropher les mignonnes intéressées qui filaient, sauvages et empressées, vers leur réveillon de papier coloré, vers leurs amants de la nouvelle année. Muet comme le gardon sur l’étal du poissonnier, frétillant mais frustré, j’avais laissé échapper mon allégorie, ma Parisienne, fantasme à peine courtisé ; et je sentais que j’allais finir froid et seul avec juste quelques esquisses sur mon carnet, ombres de femme au parfum qui lentement s’estompe, emprisonné dans mes doigts gelés. J’ai recommencé à marcher, mains dans les poches, prenant le Quai de la Mégisserie à contre-courant ; au gré des coups d’épaule et des encombrements, j’osais seulement rêver d’un vin chaud, d’un grog pour noyer ma peine et mon incapacité à communiquer. Filant comme ça, le nez au sol, je remarquai soudain quelque chose. Un petit rien mais qui faisait tout, un détail fou : j’avais reconnu ses bas. Evidemment ; je les avais dessinés pour Elle, là-bas, juste avant qu’elle ne disparaisse ! En croisillons, comme le grillage aux parapets de la passerelle ; je pensais les avoir laissés là-bas, emprisonnés dans les cadenas d’amour… Ils habillaient de jolies jambes, qui marchaient vite ; je réglai mon pas pour les suivre ; et mes yeux s’enhardirent, remontant machinalement les jambes fines, un manteau rouge serré à la taille… Cette fois, c’était ma chance : si je ne tentais rien, j’étais perdu. Je tendis la main, la touchant à l’épaule comme elle attendait au feu, Place du Châtelet. L’obscurité tombait, et toutes les horloges de Paris sonnaient dix-neuf heures.

« Excusez-moi, Mademoiselle ; je suis conscient qu’il est tard, mais j’aimerais beaucoup vous emmener sur le Pont-des-Arts pour dessiner vos jambes… »

Paris, aux dernières heures de décembre, 2011

Par Hermlin Gastrasz

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