14 mai 2012

Tout avait commencé un an auparavant, un dimanche de février. Le type était entré dans la galerie alors que je finissais d’ordonner une installation de Meyer sobrement intitulée Dégueulis d’Europe. Elle représentait un visage monstrueux posé sur un socle et qui déversait un flot d’authentiques billets de cinquante euros collés entre eux. La hampe d’un drapeau européen en partie calciné, était fichée sur le haut du crâne et ressortait par l’orbite d’un œil.
Le type portait un colis encombrant. Il avait l’air gauche et montrait vaguement l’allure d’un dandy. Chaque jour, je recevais mon lot d’artistes amateurs, d’étudiants des Beaux-arts, ou bien encore de retraités qui franchissaient le pas de la porte avec une aquarelle, une sculpture, une œuvre timidement provocante ou bien déjà vue cent fois.
Gaspard Caulincourt de Terreneuve, c’est ainsi que s’appelait mon visiteur, était resté planté devant moi sans rien dire, les bras croisés, sa toile emballée reposant contre sa cuisse, attendant mon initiative. J’avais fini par lui faire un signe d’encouragement avec le menton, ce qui avait eut pour effet de le dérider. Avec frénésie, il avait ôté l’emballage de son œuvre. Je l’avais regardé se battre avec le papier bulle jusqu’à ce qu’il fut parvenu, avec un air vainqueur assez puéril, à brandir un grand tableau au-dessus de lui.
L’œuvre représentait une jeune femme blonde assise sur une chaise en bois dans une pièce dépouillée. Ses mains étaient posées doucement sur ses genoux, comme abandonnées, et elle regardait droit devant elle. Ce qui frappait d’emblée, lorsque l’on s’approchait de la toile, c’était le regard. Ses yeux immenses, allongés, jetaient des éclats verts et jaunes à celui qui le fixait. Elle devait avoir un peu plus de vingt ans et sa pose était sage. Pourtant il n’était pas possible de ne pas ressentir la fièvre et la passion qui irriguaient ce visage.
J’avais fixé la jeune femme pendant de longues secondes, puis j’avais tendu la main pour saisir une chaise sur laquelle je m’étais effondré.
J’avais vaguement entendu Gaspard murmurer à mon oreille quelques mots dont je ne saisissais pas le sens. Lorsque le voile s’était estompé et que j’étais sorti de mon vertige, j’avais aussitôt pensé au syndrome de Stendhal. La suite m’avait lourdement contredit.
Comment s’appelle-t-elle ? Avais-je demandé dans un souffle ?
Gaspard n’avait pas donné de nom à son œuvre.
Chut ! Lui avais-je dit en tenant fermement son bras alors qu’il s’apprêtait à me donner les détails de son tableau.
Son histoire ne lui appartenait plus, elle était à moi désormais. J’avais fait  l’acquisition de la toile et j’avais amené doucement Gaspard vers la porte.
Ensuite, j’ai le souvenir d’avoir fermé la galerie et d’être revenu vers le tableau, de m’être assis face à lui pour tenter une deuxième fois de le contempler… En vain, mes jambes avaient à nouveau flageolé sous le regard de la jeune femme. Elle m’impressionnait.
J’avais saisis le tableau et l’avais placé au centre de la vitrine, faisant de la place pour le mettre en valeur. Mais, sans cesse je venais roder autour, irrésistiblement attiré par cette inconnue. Je me contentais de jeter un coup d’œil puis retournais à mon bureau.
Les semaines passèrent et Cléa était devenue un élément important de ma vie – je lui avais trouvé ce prénom -. Il n’avait pas fallu longtemps pour qu’elle me hantât totalement. La nuit, je m’endormais avec son sourire et le matin, alors que j’approchais à pieds de la vitrine, je sentais mon cœur battre la chamade à l’idée de la revoir. A l’automne, alors que je participais en Suisse, à un salon d’art contemporain, son absence m’avait tellement pesé que j’avais écourté mon séjour prétextant un décès dans la famille.
Des clients, parfois, entraient pour me demander les conditions de vente du tableau. Je leur répondais qu’il avait déjà été acquis. Un jour, cependant, je vis un homme s’approcher de Cléa et rester de longues minutes sur le trottoir à la contempler. Intrigué, je m’étais levé et m’étais approché de lui, provoquant son départ précipité. Quatre ou cinq fois, au cours du mois qui suivit, je vis le même homme reproduire la même scène. Son intérêt pour Cléa me mettait hors de moi. Il me fallut alors admettre que j’étais jaloux, jaloux à en être malade.
A la fin, j’avais pris peur et j’avais décidé de la retirer de la vitrine. Un soir, enveloppée dans un papier épais, je l’avais ramenée chez moi, tremblant de la faire tomber ou de l’abîmer. Je l’avais posée sur la table du salon et j’avais réfléchi un instant à l’endroit qui lui correspondrait le mieux. Finalement, j’avais convenu que sa place était dans la chambre, près de moi. Après tout, nous formions une sorte de couple. Je l’avais déposé au-dessus de la commode, face au lit.
Le premier soir, je m’étais couché avec un peu d’appréhension. Après tout, elle m’avait vaincu avec une telle facilité que j’avais peur de ne pas être à la hauteur.
Je m’étais calé confortablement contre mes oreillers, les yeux clos, les bras bien droits au-dessus des draps et, enfin, j’avais ouvert les yeux. Mon Dieu ! Elle était tellement belle ! Je l’avais fixée longuement, longuement. Son regard plongeait en moi, chavirant mon cœur comme pas un être humain n’avait encore réussi à le faire. Je m’étais réveillé une heure plus tard, étourdi, épuisé.
Ça a été la période la plus heureuse de ma vie.
Pourtant, malgré ces mois de bonheur et malgré la passion qui me liait à Cléa, il m’avait fallu à nouveau m’investir dans la galerie. J’avais multiplié les manifestations pour faire vivre mes artistes et honorer mes débiteurs. Peu à peu, quand je revenais chez moi d’une semaine ou d’un long week-end passés dans quelque ville européenne, je commençais à déceler comme un changement chez Cléa. Son regard se modifiait. Une partie de sa douceur avait disparu et je lui trouvais l’air plus sévère. Et puis un jour, alors que je revenais de New-York où j’avais passé trois semaines, j’avais été stupéfait par la métamorphose de Cléa. J’avais posé mes clefs sur la commode et levé les yeux vers elle pour la saluer et ce que j’avais vu m’avait glacé d’effroi.
Elle me fixait avec un regard si distant, si impersonnel que je n’avais pu en soutenir l’intensité. Il m’avait fallu la recouvrir d’un voile…
***
Depuis, Cléa a réintégré la galerie. Lorsque je suis assis au bureau, elle me surplombe. Simplement, j’ai retourné le tableau face contre mur. Je sais qu’elle est là, redoutable, prête à m’anéantir et pourtant, je ne peux m’en défaire.
Souvent, on me demande pourquoi je suis le seul galeriste à exposer le dos d’un tableau. Que répondre à cela ? Ils ne connaissent pas le regard de Cléa…

Par Jean Pouëssel

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