22 novembre 2011
Botox et Viagra

Silvio Berlusconi a rendu service à de nombreux gouvernants d’autres pays : en se moquant de ce clown étranger, les opinons s’exonéraient de s’intéresser aux leurs. Je ne cherche pas à dire que les présidents ou les premiers ministres des autres états, européens par exemple, sont taillées dans la même étoffe qu’Il Cavaliere , mais le jeu des bouffons sert les Rois et Reines car il les fait paraître sérieux, ce que parfois ils ne sont pas du tout. On s’est souvent demandé, vu de France, comment il était possible que cet homme le plus riche d’Italie, qui contrôlait les principaux médias, les grandes maisons d’édition, une partie de la presse avait pu non seulement se hisser au pouvoir mais y demeurer aussi longtemps. Tous mes amis italiens étaient anti-berlusconiens, mais ils sont pour la plupart des écrivains, des artistes, cinéastes, actrices et acteurs, éditeurs, vivant à Milan ou à Rome. L’Italie berlusconienne était à chercher plus profond, loin des villes riches, brillantes, dans une société pour qui la réussite, un certain clinquant, un verbe haut et coloré, parfois vulgaire, une passion un peu trop extrême des femmes ne sont pas des handicaps, bien au contraire. Berlusconi a incarné un rêve italien, dont on peut se gausser, mais qui n’en est pas moins réel. Il réussissait même à figurer en bonne place sur les photographies de groupe prises traditionnellement lors des sommets mondiaux. Bref il redonnait à une certaine Italie une place qu’elle avait, ou pensait, avoir perdue.
Mais Berlusconi a prospéré aussi grâce à un total abandon de la gauche, qui n’est jamais réellement allée au combat, et qui ne s’est toujours pas trouvée de véritable leader ni de véritable programme. Deux choses m’étonnent aujourd’hui : c’est d’une part qu’il soit parti, mais ne faut-il pas voir dans ce départ sous la pression des marchés extérieurs une forme de sacrifice suprême fait de sa personne, comme dans une volonté de réhabilitation et de prolongement logique à ce qu’il croit être le résultat de son action : « J’ai sauvé le pays en le dirigeant pendant toutes ces années, je le sauve aujourd’hui en quittant le pouvoir. » Et c’est d’autre part la violence verbale qui a accompagné sa sortie : huées, injures, foules massées pour participer collectivement à cette éviction, dans une sorte de climax passionnel. Il y avait eu bien sûr depuis des années des manifestations contre Berlusconi, mais il me semble qu’elles n’avaient jamais atteint cette extrémité. La bête à terre est moins dangereuse certes, mais pourquoi ce déchainement n’a-t-il pas eu lieu plus tôt ?
La dernière chose que je voudrais ajouter c’est que Berlusconi était un symbole parfait d’une époque et d’un malaise : ses transformations physiques, motivées sans doute chez lui par une banale peur de vieillir, pouvaient aussi s’interpréter comme les signes d’un pouvoir qui n’avait de cesse de mentir sur la réalité, de masquer ses actions et ses motivations, de paraître autre qu’il n’était en vérité : les implants, liftings, maquillage, teintures de cheveux figurent pour moi, symboliquement au plus haut point, la dérive de bien des pouvoirs et de ceux qui les incarnent aujourd’hui, en tout cas de ce que le citoyen ne cesse de leur reprocher, c’est-à-dire de ne plus promouvoir un idéal juste, sincère, altruiste et honnête, démocratique, mais d’être les objets symboliques d’une mascarade qu’ils n’ont de cesse d’orchestrer eux-mêmes, à leur seul profit. Berlusconi fut le plus parfait représentant d’un pouvoir Botox et Viagra.
La France n’est pas l’Italie, parfois elle se porte mieux, parfois elle la dépasse dans le pire. Si l’opinion a sacrifié bien vite Dominique Strauss-Kahn sur l’autel d’un priapisme moralement inacceptable, c’est sans doute parce que Berlusconi nous a montré un peu plus tôt ce que pouvait avoir de grotesque, de malsain, de dépassé, l’exhibition d’une sexualité comme garante d’une vigueur et d’une énergie inépuisable, et ce que pouvait avoir de terrible pour une nation d’être gouvernée par un homme qui devient la risée d’une bonne partie de la planète. C’est un peu comme si nous avions senti le souffle du boulet. Alors oui, on comprend mieux pourquoi nous prenons tant  de plaisir à nous moquer du voisin, c’est parce que nous nous réjouissons d’avoir échappé à certains ridicules dont il s’était paré.

Par Philippe Claudel

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