26 avril 2012
«Black Milk» ou l’humanité en clair-obscur

Un pape grimaçant en noir et blanc, un Superman portant les moustaches de d’Artagnan, d’étranges personnages en uniforme qui étudient la rotule d’un squelette qui pend, des paysages urbains qui semblent sortir des albums poussiéreux de notre mémoire collective… Non, nous ne sommes ni dans le bestiaire imaginaire de Ionesco, ni dans les papiers froissés de Francis Bacon mais bien dans l’univers en noir et gris de Mircea Suciu, jeune peintre roumain qui, après Bucarest, Budapest et New York expose en solo à Bruxelles dans le cadre de la foire annuelle d’art contemporain Art Brussels.

Contrastant avec les murs immaculés du superbe hôtel particulier de la galerie Aeroplastics qui le présente, les oeuvres de Suciu se nourrissent de photographies pour l’inspiration, de fusain pour l’exécution et d’une conception toute mittle-européenne de l’art et de l’humain.

L’absurdité reconnaissable

Le sourire en coin, un verre de blanc à la main, le regard fatigué mais disponible après une journée de vernissage plutôt chargée, il explique:« Mon terrain est la nature humaine, les comportements humains. J’’aime utiliser l’histoire comme une fontaine à sujets. Je m’inspire souvent de clichés, surtout des années 30 et 40, parce que ce sont des références qui sont facilement identifiables. Comme cette photo par exemple qui représente des soldats anglais pendant la seconde guerre mondiale qui explosent de rire au cinéma avant de partir au combat. Tout le monde sait ce que cela veut dire…»
Ce n’est pas un hasard s’il prend cet exemple : des soldats qui regardent une comédie, des soldats qui rient et dont l’uniforme seul rappelle la proximité de la mort. De quelle comédie parle-t’ on ? De celle de la Guerre ou de la notre, celle qui fait que malgré  «ce que l’histoire nous a montré, nous n’avons toujours pas compris», nous retombons dans les mêmes erreurs, dictatures, atrocités…

Ainsi, l’exposition Black Milk regroupe un ensemble assez cohérent de grands dessins au fusain illustrant, parfois avec gravité et, fort heureusement, souvent avec humour, cette absurdité qui étonna tout au long de l’histoire de l’humanité, artistes, sages et esprits éclairés.

I believe Art is dramatic

Cette présence de la grande faucheuse est récurrente dans Black Milk, comme ces squelettes que l’on dirait droit sortis des gravures représentant les danses macabres du Moyen-Age et qu’il s’amuse à détourner, ou comme ces figures historiques qui évoquent tant l’absolu du pouvoir que les crimes qu’ils engendrent, et qu’il montre sous la forme de Staline et Hitler coiffés de bonnets d’âne qu’un autre âne (en costume et bien plus grand) nous présente dans son carnet de croquis … L’âne est-il homme, l’homme est il âne, l’artiste est il un âne qui peint d’autres ânes ? (cette scène est référence à une estampe de Goya paru dans son recueil satyrique Los Caprichios en 1799). Suciu s’amuse autant avec le sens qu’avec sa propre image ou l’histoire de l’art.
Si sa technique est excellente, elle n’en reste pas moins – n’est ce pas l’apanage de la vraie maitrise- discrète. Il laisse l’oeil et l’esprit s’approprier ses oeuvres par un constant mouvement entre le ressenti et la réminiscence d’associations d’idées. C’est comme si Suciu avait, et la on l’imagine encore sourire, transposé ce caractère inachevé que l’on colle souvent au dessin (l’étude préparatoire), au centre même de son oeuvre. «Adolescent, j’étais fou de dessin,  je dessinais  jour et nuit. Mais on m’a dit qu’il fallait que je peigne comme je dessinais alors je suis allé dans cette voie, jusqu’à récemment ou je me suis remis au fusain.»
Si la «peinture» semble faire un retour en force dans les galeries après des années dominées par les installations et autres oeuvres multi-médias, le dessin est le parent pauvre du marché. C’est aussi pour cela qu’il s’y est intéressé. Non seulement pour être plus visible, mais aussi parce qu’il en aime la matière, la difficulté, et utilise les blanc, noir et gris comme une palette de couleur, aidé en cela par les traces, marques, et empreintes qu’il laisse ancrées  ici et la dans les ombres de ses noirs.

Un poème de Paul Celan

Faisant face à un étonnant portrait du retour d’un rescapé de Dachau, nous lui demandons d’où vient cette omniprésence de la mort dans son oeuvre. Il répond, avec une simplicité amusée, « la mort, ça fait partie de la vie, non ?« .
L’artiste est doué de cet humour qui cache peut être une vraie tendresse pour le genre humain et sait regarder la vie telle qu’elle est («Nobody is Saint, you know»), en souriant et en jouant, fort heureusement, de l’auto-dérision.
Pour en gouter la malice, les titres qu’il a donné aux oeuvres sont fort utiles. Ainsi, cette pièce ou des squelettes sont réunis autour d’une table en bois porte le doux nom de «Art Talk», que l’on pourrait traduire par : On discute d’art. Ainsi, cette moquerie comme il l’appelle, ce petit format qui le représente en Superman est aussi opportunément intitulé «Idiot». Ainsi, ce grand format qui représente le Pape est intitulé «Old Man Weaving», un vieil homme agite la main… Mais devant cette figure de «leader» qu’il a ré-humanisé, il redevient posé : «Je suis toujours étonné que les humains aient besoin de mettre leur confiance, leur croyance en quelqu’un d’autre qu’eux mêmes…»

Car, s’il sourit, il n’en est pas moins sérieux. Les figures du «leader» et les foules qui les suivent le dérangent. Plusieurs pièces montrent ces foules noyées dans le noir charbon. Suciu est né sous Ceausescu, le dictateur communiste Roumain. Aussi n’est ce pas un hasard si les références historiques, tant à la guerre qu’au pouvoir exercé sans maîtrise, sont fréquentes et si l’exposition prend le nom de «Black Milk», ce lait noir qui, hormis la référence évidente avec la technique du clair-obscur qu’il utilise, trouve son origine dans la fin du poème La Fugue de la mort que Paul Celan écrivit pour décrire les camps.

« Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons à midi la mort est un maître d’Allemagne … »

Le ton est donné mais est adouci par ce travail ironique du fond et de la forme que Suciu à envers et lui et les sujets qu’il traite. C’est ce regard sombre et amusé qui évite à l’exposition de tomber dans l’emphase dramatique et l’inévitable ennui d’un discours empesé et donneur de leçons. Il n’y a pas longtemps que Mircea Suciu suit cette nouvelle – et en fait première – voie du fusain. Au regard de ses travaux antérieurs, on comprend qu’il a maintenant trouvé comment construire et, ce qui est pour nous important, transmettre, son univers et son regard sur le monde.

 

Par Matthieu Emmanuel

Black Milk, Exposition de Mircea Suciu, Galerie Aeroplastics – 32 rue Blanche
1060 Bruxelles – tel : + 32 253 72 202 jusqu’au 2 juin 2012,

Les oeuvres mentionnées dans cet article sont ici

Pour les collectionneurs d’art, comptez de 1600 euros pour les petits formats à 8 000 euros pour les pièces les plus chères.

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