8 septembre 2012
Bayreuth- Profanation sur la Colline verte

« La Colline Verte », selon le surnom que les francophones lui ont donné, est chaque été, depuis 1889, le rendez-vous attitré de tous les wagnériens. Peu importent les années d’attente parfois longues – nombreux sont les membres des sociétés Wagner à bénéficier de délais un peu raccourcis – toute la bonne société mélomane veut son siège – moins inconfortable qu’on ne veut bien le dire, et de toute manière la ferveur fait passer outre ces vulgaires considérations pratiques – pour assister à un rituel indémodable. Les représentations commencent à seize heures précises (on ne plaisante pas ici avec la ponctualité), et chaque acte est suivi d’un entracte d’une heure pour permettre à l’assistance de se restaurer dans les Imbiss et restaurants alentour, ou plus bas dans le centre de Bayreuth.
Inauguré en 1876 avec la Tétralogie de L’Anneau du Nibelung, grâce au généreux mécénat du roi Louis II de Bavière, ivre d’amour pour l’oeuvre de Richard Wagner, le Festpielhaus (« maison du festival ») prend le contrepied de l’architecture en vigueur pour les théâtres lyriques à l’époque, et dont la débauche décorative du Palais Garnier fournit l’exemple le plus baroque. Ici point de loges latérales pour laisser s’étaler la vanité bourgeoise. Dans le vaste amphithéâtre, inspirée de l’Antiquité, tout le public a le regard tourné vers cette scène en forme de lyre et la fosse d’orchestre dissimulée sous le plateau – un des éléments qui participe à la légende du lieu.

Un parfum de scandale

Cette édition 2012 s’est ouverte sur un parfum de scandale, quand, quatre jours avant la première, Evgeny Nikiti, l’interprète du rôle-titre du Hollandais volant (Der Fliegende Hollander, traduit en français par Le Vaisseau fantôme) a dévoilé des tatouages à connotation nazie sur son torse que la mise en scène dénudait à un moment. Le baryton russe en a tiré les conséquences et s’est retiré de la production, la seule nouvelle du cru de cette année. On ne prend pas ce genre de choses à la légère au festival, qui s’est largement compromis au cours du Troisième Reich, et qui continua à entretenir un antisémitisme virulent pendant la première partie du XXème siècle, ainsi que le rappelle une exposition, autour du buste de Wagner, consacrée à ces « voix étouffées » d’artistes évincés à cause de leur origine.
Le metteur en scène trentenaire, Jan Philipp Gloger, à la prétention encore supérieure au talent, suscite également la fronde d’une partie du public. Avec ses ailes de cellulose barbouillées de rouge, la Senta de ce Vaisseau fantôme propose au navigateur éternellement errant une rédemption toute en carton au milieu d’une usine d’emballage de ventilateurs.

Rédemption par la musique

Heureusement, le spectacle est sauvé par la musique. Remplaçant de la dernière minute, Samuel Youn compose un personnage sombre, balafré d’hématomes sur la tempe, séquelles d’un suicidaire multirécidiviste raté, aux côtés du paternel Daland de Franz-Josef Selig – dans la lignée de ses Gurnemanz et roi Marke – et de sa fille, la romantique Senta, incarnée intensément par Adrianne Pieczoncka. Mais c’est surtout la direction animée de Christian Thielemann que l’on retiendra de la soirée, déchaînant les éléments dans la tempête d’ouverture.

A l’affiche depuis 2006, le Tristan und Isolde de Christoph Marthaler fait désormais figure de doyen. Toute l’histoire se passe sur un navire dont on descend les étages au fil des actes, du pont supérieur à la cale salpêtrée où les héros passent de vie à trépas, le tout dans des costumes et décors   évoquant l’ex-RDA – marque de fabrique d’Anna Viebrock, la scénographe attitrée du metteur en scène suisse. Le statisme poétique dans lequel baigne le mythe médiéval se trouve ici étiré à l’extrême, en particulier dans un deuxième acte transi d’attente. Conduit sans heurt par Peter Schneider, le spectacle permet d’apprécier le Tristan nuancé de Robert Dean Smith et Irène Theorin en Isolde passionnée, couple d’amants désormais titularisé.

Controverse et profanation

Depuis leurs trois années consécutives de présence sur les planches du Festpielhaus, les rats de Lohengrin ont fini par se faire adopter. L’efficacité du travail de Hans Neuenfels n’y est pas étrangère, dans son habileté à raconter une histoire, sans manquer de ponctuer sa mise en scène de clins d’oeil, à l’instar du cygne déplumé qui descend des cintres à la fin du premier acte ou du carosse noir d’Ortrud qui évoque l’Odette d’un célèbre ballet de Tchaïkovski. Et avec Klaus Florian Vogt dans le rôle-titre, à la blondeur lumineuse, le chevalier du Graal a trouvé sans doute son interprète idéal, irradiant d’une innocence venue d’un autre monde – jamais les indications du livret de Wagner n’ont semblé aussi bien suivies. Sans oublier la direction d’Andris Nelsons, merveilleuse de fluidité. Une production qui a désormais fait ses preuves.

On ne peut pas en dire de même du Tannhäuser de Sebastian Baumgarten. Pour qui n’a pas lu le programme, il est à peu près impossible de trouver une cohérence dans le fatras de machines et d’alambics qui envahissent la scène, sans même prendre la politesse de se cacher derrière le rideau de scène avant l’ouverture. Une telle profanation des rituels et de la magie des lieux ne réserve par ailleurs qu’élucubrations sur les dangers de la science en rapport assez ténu avec le concours de chant de la Wartburg et le rachat de la concupiscence du héros. Si le Vénusberg trempe dans le rouge enfer qui lui est généralement dévolu, Elisabeth,  rongée par le dépit de ne pas revoir son amant parmi les pélerins pardonnés, se jette dans une citerne à gaz, Auschwitz de parodie qui n’a guère fait l’unanimité. Reprenant les rênes de l’orchestre à la suite de Thomas Hengelbrock, Christian Thielemann ne se montre pas aussi inspiré que dans Le Vaisseau Fantôme. A oublier.

Un Parsifal d’anthologie

Dans Parsifal, le drame sacré explicitement conçu pour Bayreuth – Cosima, la veuve du compositeur avait interdit pendant trente ans toute représentation en-dehors du festival – Stefan Herheim propose un détournement des codes établis autrement plus subtil. Le metteur en scène norvégien superpose l’histoire récente de l’Allemagne, de la fin du dix-neuvième siècle au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’initiation de Parsifal et la guérison d’Amfortas. Les niveaux de lecture – la rédemption individuelle et la réconciation avec la mémoire collective – s’interpénètrent avec un sens aigu de la narrativité. Nul besoin de préliminaires conceptuels pour entrer dans le spectacle, de loin le plus abouti de cet été sur la Colline Verte, et sans doute tout simplement l’un des meilleurs Parsifal que nous ayons vus.
Après cinq ans de bons et loyaux services, cette production termine hélas sa carrière, non sans avoir été captée et diffusée sur Arte. Pour cette empreinte dans l’éternité, c’est Philippe Jordan, notre directeur musical l’Opéra de Paris, qui prend le relais de Daniele Gatti, et qui, en même temps que ses débuts à Bayreuth, donne son premier Parsifal. Tout un symbole, pesant sans doute un peu lourd sur les épaules du chef suisse, qui n’a apprivoisé que progressivement les lieux. Retenons également le Gurnemanz de Kwangschul Youn, applaudi quelques jours auparavant dans le rôle du roi Marke, et les choeurs, si présents dans cet ultime opus de Wagner, et préparés avec grand soin par leur chef, Eberhard Friedrich.

Epilogue catalan

Le Liceu à Barcelone a toujours été à la proue du culte wagnérien. En prélude aux commémorations du bicentenaire du compositeur, l’institution catalane  a invité l’orchestre et le choeur du festival de Bayreuth pour cinq concerts – deux soirées pour Le Vaisseau Fantôme et Lohengrin, dirigés cette fois par Sebastian Weigle, et la dernière réservée au Tristan et Isolde avec exactement la même équipe que quelques semaines plus tôt. Souscription anticipée et succès garanti, avec des prix à l’avenant. La flamme wagnérienne n’est pas près de s’éteindre.

Par Gilles Charlassier

Festival de Bayreuth, du 25 juillet au 28 août 2012
Bayreuth au Liceu, du 1er au 6 septembre 2012

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