15 décembre 2015
Bartabas, Charmeur de chevaux

On connaissait Bartabas comme centaure, le voilà écrivain. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il le fait avec le même talent et esprit de troupe que dans ses spectacles. Manifeste pour la vie d’ artiste aux Editions Autrement est de ces ouvrages que l’on ouvre en se disant « encore un » et qui, au fil des pages démontre que, là encore, on peut renouveler le genre. Ne pas obtenir de ces artistes « reconnus » les mêmes banalités lues à longueur d’ interviews. Celle que vous êtes en train de lire  se déroule dans la gigantesque tente de bois servant de restaurant au public qui vient chaque soir découvrir On achève bien les anges et l’univers de sa troupe Zingaro à Aubervilliers. Il a ici sa table, au milieu des roulottes fixées au plafond qui côtoient des kilims au sol, créant une ambiance vous confirmant résolument que vous avez bien fait de passer le périph…

Aubervilliers, il y est depuis longtemps avec sa troupe et ses chevaux. Une grosse entreprise qu’il gère lui-même, et qu’il lui faut faire « tourner », se pliant à cet exercice de répondre aux questions si on accepte de faire le déplacement pour voir le spectacle-un minimum- prêt à ruer voire se cabrer si le journaliste n’est pas « au niveau ». Beaucoup se sont retrouvés à terre…

Mais pour qui sait apprécier cette rudesse qu’ont les gens de chevaux, le bonheur est au bout, comme celui d’être resté en selle sans chuter ni voir le temps passer pour un « botte à botte » revigorant, dont il lance le départ et prend d’emblée les commandes avec un « Alors, qu’est-ce que vous voulez savoir? »

Comment avez-vous trouvé ces chevaux à la robe pie si particulière que l’on voit dans Calacas?

C’est un troupeau de chevaux argentins, des chevaux de gardians, qui en ont en général un pour chaque jour de la semaine. Les très jeunes sont dressés pour suivre la jument. Ils avaient cette particularité d’avoir tous les vingt la même robe. Et parce que le hasard fait qu’ils étaient là, le spectacle est « arrivé ». Les chevaux me donnent les idées, comme le petit cheval qui dans le numéro de lasso, danse avec le dos. On a observé ça aux répétitions et on s’ est dit « on va exploiter ça ». Dans Chimère, j’avais un cheval qui parlait mais, en fait, c’était chez lui un défaut de la mâchoire . Pour le Sacre du Printemps, j’ avais un petit troupeau de jeunes chevaux qui ne savaient rien faire et de là, est venu l’idée de faire ce tableau où ils sont en liberté.

Vous diriez que c’est vous qui choisissez les chevaux ou que c’ est eux qui vous choisissent?

Maintenant, je dirais que c’ est eux ; les gens me les amènent comme le percheron noir qui est dans ce spectacle ou c’ est quelqu’un qui arrive dans la troupe avec comme celui avec des taches, les mêmes que celles de son chien.

Dans votre livre, le pianiste Alexandre Tharaud évoque cette idée que ce qui est le plus fort dans un spectacle, un concert, c’est lorsque l’inattendu survient, vous êtes d’accord?

Oui, c’ est là où l’ on voit la qualité d’ un artiste, quand il n’arrive pas forcément un pépin mais la manière dont il va réagir comme un cavalier qui tombe. Tout d’un seul coup, il va devenir « humain » et montrer comment il est impliqué dans son action. Avec les chevaux, ce n’est jamais la même chose, c’est comme cela qu’ on arrive d’ailleurs à faire le même spectacle chaque soir sans s’emmerder pendant deux ans et demi . Chaque soir est un petit miracle. Tu n’es jamais sûr de la façon dont il va l’appréhender-il ne faut pas oublier que le cheval ne sait pas pourquoi il fait ça. Il n’a pas la volonté d’un artiste, il faut que tu lui « voles » quelque chose. C’est la raison pour laquelle j’aime bien le moment entre les tableaux; d’ ailleurs je n’ aime pas qu’ on applaudisse pendant ces pauses. C’est dans les enchaînements que tout se joue.

Comment avez-vous choisi les artistes qui sont dans votre livre?

Je voulais éviter de faire le tour des potes! Alain Passard, je ne le connaissais pas très bien par exemple. Il n’y a qu’ une femme- Pina Baush? Oui, c’est vrai, je l’ai vu après, mais bon! Mon critère, c’ était d’abord des artistes qui ne construisent pas un produit mais une émotion! Le cuisinier par exemple, il faut qu’il recommence tous les jours. C’est pas comme ces acteurs qui, du jour au lendemain peuvent partir à Acapulco car ils ont fait un carton. Non, tous les artistes dans ce livre,  c’est une vie entière de labeur et de discipline qu’ils ont pour donner leur art, qui est profondément humain. Ça échappe à la mondialisation, au capital car ils ne produisent pas un objet reproductible! Le torero ou l’ artiste Pignon Ernest sont des artistes de l’éphémère, leur travail ne s’arrête jamais et n’est pas heurté comme pour un film ou un livre.

Vous avez l’impression d’être encore dans une forme de survie aujourd’ hui, malgré votre succès certain?

Ah oui, avec Zingaro bien sûr, c’est ça que les gens ne comprennent pas. On a du succès mais il y a 80 chevaux à nourrir tous les jours, 40 ici et 40 à l’Académie à Versailles. En tournée, c’ est dix-neuf semi-remorques de matériel. C’est dur mais c’ est excitant aussi , de toutes les façons, un cheval qu’il joue le soir ou non , c’ est le même travail, alors autant y aller!

Un cheval qui rentre chez vous reste jusqu’au bout?

Oui, dans le Centaure, le cheval blanc a 22 ans. Mes chevaux durent généralement; d’ailleurs la seule preuve qu’un cheval a bien travaillé, c’est la durée de sa vie! Tout le reste, c’est du blabla. Après c’ est à toi de t’adapter, de lui faire faire ce qui lui convient encore. Mes chevaux sont tous ici et tournent à 60 % de leurs capacités, mais avec une grande régularité pour éviter les pics, cela sans pour autant en abuser en ne leur faisant jamais faire deux spectacles par jour. Ils font quand même 170 représentations par an, c’est beaucoup.

C’est quoi un cheval Zingaro?

Je dis souvent que ce sont les seuls qui n’ont pas choisi d’ être là. Ce sont des chevaux qui sont très proches des hommes; les « caractériels », je les mets au contraire au contact des autres chevaux. Je ne les mets jamais au pré ni à la retraite car à chaque fois que j’ ai fait ça, ils sont morts dans les quatre mois.

Je les donne au contraire à des gens pour qu’ ils continuent à faire des choses, qu’ils ne dépriment pas. J’ai un vieux cheval, je sais qu’ il mourra ici. Je le monte tous les jours en faisant un petit training. Je suis fasciné par le rapport à l’ âge des chevaux. Ça m’obsède en ce moment. Les gens, je vois bien le plaisir, l’ intérêt qu’ ils ont d’ être ici, mais les chevaux? Tu ne sauras jamais ce qu’ ils pensent, en quoi tu l’as changé, si tu l’ as travaillé des années, analysé par son comportement s’il est aujourd’hui différent, si je lui ai apporté quelque chose. Ce cheval a un piaffer incroyable, qui dure quatre, cinq minutes; avec moins d’énergie, mais plus de présence. Il a compris comme les maîtres de yoga à ne prendre que « l’ utile ». Ça, ça te réconcilie avec beaucoup de choses… Car les chevaux de compétition, en dressage, à 14 ans c’est fini. En plus, ce qui sort chez un sportif de la sueur, le dépassement de soi n’existe pas chez le cheval; avec lui, c’est au plus vingt minutes qui sont « effectives »

Vous vous sentez comment après un spectacle?

Dans celui-ci, je ne fais rien, sauf au début, avec le travail de longues rênes; j’ ai décidé de ne pas être dans le spectacle, de garder la liberté de bouger comme pour mon spectacle le Centaure et l’animal que j’emmène au Chili début janvier. Techniquement, celui-ci est très poussé. J’ai toujours une « deuxième histoire » en parallèle des spectacles Zingaro. C’est bien de donner tort à ceux qui disaient qu’ on ne pourrait pas se passer de moi. Mais,  je change encore tous les jours des choses; on en est à la 200ème représentation, alors les chevaux se sont « lâchés », le rythme est plus coulant. Les gens qui ont vu Calacas l’an dernier et reviennent disent d’ailleurs que plein de choses ont changé!

Comment vous organisez-vous avec votre double casquette Zingaro/ Académie de Versailles?

Je lance les spectacles à Versailles, mais je ne veux pas être dans un rapport prof /élèves. Ma grande fierté, c’est qu’ils gèrent l’Académie eux-mêmes. Mais, ça a mis du temps pour la mise en place. En danse, même une étoile reste un élève en cours alors qu’à cheval, c’est beaucoup plus difficile d’être écouté ou d’accepter de partager un cheval. Pas facile de faire évoluer ça. J’ai en revanche réussi à créer une « école » où il n’y a pas de notes ni de cursus pédagogique et où les élèves sont payés. Et comme on n’a jamais fini d’apprendre, on peut y rester toute sa vie. Les gens s’en vont d’eux-mêmes !
Dans votre Manifeste, vous dites aussi pourquoi vous êtes contre la duplication des choses…

Chaque cheval est différent; quand il meurt, le tableau s’arrête pour toujours. C’est la raison pour laquelle je refuse qu’il y ait un répertoire chez Zingaro. C’est différent chez un musicien, un danseur; il est son propre outil alors que pour un cheval, tu investis sept, huit ans et tu peux le perdre en un instant, pour une connerie. Mon frison n’avait de valeur que pour moi, il était sans valeur commercialement parlant, mais avec lui, c’est mon travail que je vendais. Tu n’ existes plus si tu n’as plus ton cheval. Quichotte qui galopait en arrière, c’était le hasard, qui réside pour moi dans les rencontres. Comme la mort, c’est une rencontre.

D’ailleurs dans Calacas, vous allez jusqu’à dire que « Mourir c’est aller de l’avant »!

Oui, il faut être prêt à capter tout ce qui vous arrive, d’instinct. À chaque fois que je crée, je ne veux pas trop savoir, rester à un niveau très sensitif. C’est seulement après que je réalise que ça veut dire quelque chose; je sais juste qu’à tel moment, j’ ai envie de faire cela, avec l’idée de lâcher prise et d’avoir confiance dans le travail. Pour Le sacre du Printemps, j’avais prévu quelqu’un avec un cheval mais j’ai alors perdu mon frison. J’ ai mis tout mes chevaux  à la retraite en réalisant qu’ il fallait le temps du deuil; je ne me suis pas servi de ce cheval que j’ avais préparé pendant un an! Depuis, je me méfie quand j’ ai une idée trop précise.

Vous avez toujours une certaine « exigence » par rapport au public…

Chacun y trouve son compte, je vois comment les gens sont pénétrés, même les gamins. Pour mon spectacle autour de la musique tibétaine, ça m’a fasciné de voir comment les gens étaient touchés, ça relève du domaine de l’indicible. De toutes les façons, si tu veux voir seulement des chevaux, tu viens pas à Zingaro! Ici, tu vois la relation entre les deux, avec l’homme; ce qu’on peut construire ensemble. C’est avant tout une aventure humaine, qui rend l’ homme meilleur. Les musiciens tibétains sont restés trois ans durant à Aubervilliers car il y a ici une convivialité, un rythme de vie imposé par les chevaux qu’on n’a pas dans une troupe à l’opéra ou au théâtre.

Vous avez eu un grave accident étant jeune, vous pensez que cela a changé le cours de votre vie?

Il y a souvent un « accident » à l’origine de la vie d’artiste. Un déclic, qui vous fait comprendre qu’il n’y a pas de temps à perdre. Et vous fait prendre une voie plus radicale. Je ne me voyais pas associé au cheval au début. J’aimais le sport, la course, le cinéma, le théâtre.

Vous auriez pu faire autre chose?

Je ne me pose même pas la question, à part dans les mauvais jours… C’ est tellement fragile; avec l’ Académie c’était vraiment dur de ne partir de rien. Parfois, je me demande si je n’ai pas perdu mon temps avec les chevaux, c’ est tellement de travail, même si je suis content  de me lever le matin. Zingaro, 80 personnes, deux ou trois problèmes pour chacun à régler… Maintenant, l’aventure humaine est exceptionnelle, comme voir quelqu’un « fleurir » dans le spectacle, se révéler avec le temps. Là, c’est une vraie satisfaction.

On n’a pas envie de rajouter grand chose. Bartabas parle seul, et bien. Il faut juste, comme sur un bon cheval, savoir placer ses aides au bon moment et le laisser faire. En avant calme et droit comme dirait l’autre…

Par Laetitia Monsacré

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