1 janvier 2012

Ralph quitta Chicago l’été de 1994, peu avant la fin de ses études de littérature française à l’université de l’Illinois pour venir achever sa thèse en France. Quelque chose sur « La représentation du corps féminin dans la poésie médiévale», au sous-titre lui-même poétique: « La chair et le blason ».
A Paris, il s’inscrivit à Paris IV, (cette dénomination ne valant que pour la formalité administrative, car dans la lettre hebdomadaire qu’il envoyait à ses parents,il disait « La Sorbonne » tout court), reprit le studio d’un compatriote qui rentrait au pays (en réalité un peu plus qu’un studio, un entresol situé dans l’ancien quartier des demoiselles entretenues, place Saint-Georges), rencontra son directeur de thèse, avec qui il eut des rapports courtois mais assez distants, puis dans les mois suivants, fit une autre rencontre, avec beaucoup moins de distance, celle de Delphine. Delphine quant à elle était à mi-parcours des études de sociologie qu’elle avait entreprises.
Le temps passa, les quelques années qui donnent à la plupart des vies leur configuration singulière et définitive. La thèse était soutenue, avec une très honorable mention, Ralph n’était pas rentré à Chicago, mais avait épousé Delphine, Delphine avait réussi à monnayer son intérêt pour la sociologie en se faisant embaucher dans une agence de publicité, Ralph avait abandonné la poésie médiévale pour donner des cours de littérature anglaise dans une école internationale, bref, ça roulait, comme disait Ralph toujours sensible aux curiosités idiomatiques (Delphine pour sa part préférait dire que ça baignait).
Quand Marianne naquit, tellement menue, tellement mignonne, tellement mimi, (qu’elle reçut immédiatement le surnom de Mina), Ralph prit deux décisions : un, il se jura de ne plus fumer, d' »arrêter », comme on commençait à dire sans plus prendre la peine de préciser ce qui était à l’arrêt et, dans la foulée, sans qu’il y ait naturellement un lien de cause à effet, il se fit à lui-même le serment solennel, d’autant plus solennel qu’il n’en avertit personne, pas même Delphine, que, jamais, jamais, aucune poupée Barbie n’entrerait au contact de sa fille. Aucune promesse, aucun serment ne fut moins difficile à tenir que ces deux-là. En Europe, la disparition de la cigarette était programmée et déjà bien avancée (rien de comparable à ce qui se passait aux États-Unis, mais enfin, les non-fumeurs, à l’image de certaines minorités opprimées, avaient réussi à faire entendre leur différence, à constituer une majorité considérable, très consciente de ses droits, bardée d’arguments incontestables que personne ne contestait, pas même le dernier carré des fumeurs, de sorte que, devenus minoritaires et passés pour ainsi dire dans l’opposition, ceux qui continuaient à exposer non seulement leur vie mais aussi leur standing social au péril du tabac, devaient se contenter de la rue, tirant furieusement sur leur cigarette en marchant contre le vent glacé, le portable collé à l’oreille, ou s’attroupant par petits paquets sur le trottoir jonché de mégots devant l’entrée de l’immeuble où ils travaillaient). Quant à l’autre promesse, c’était véritablement un château fort ouvert à tous les vents, tellement peu menacé que le pont levis était toujours baissé.
Cependant, les premières flèches commencèrent à s’abattre sur ce château-là quand Mina atteignit ses quatre ans. Elle allait à l’école. Elle y apprenait à reconnaître les couleurs, les formes, la gauche et la droite, à tracer quelques lettres, à compter jusqu’à dix; elle apprenait aussi la vie en société qui, pour le moment, consistait à jouer avec d’autres petites filles de sa classe. Et c’est ainsi que tout naturellement la Poupée Barbie fit son apparition dans la vie de Mina et de Ralph. Pour Ralph, comme on le sait, ce n’était pas tout à fait une découverte ; pour Mina, ce fut une illumination. Bien entendu, elle réclama, la pauvrette, qu’on lui achète l’un des nombreux modèles de la Barbie, son argument principal (et même unique) étant que « toutes les autres en avaient ». Son choix s’était fixé sur Barbie écuyère, particulièrement jolie avec sa petite bombe, sa chemise à carreaux nouée juste au-dessus du nombril, ses hautes bottes de cuir souple et simili. Ralph resta inflexible quant à la poupée elle-même, mais proposa des leçons d’équitation. Cependant, il fallut adjoindre un petit chat à la négociation pour venir tout à fait à bout de Barbie. La partie avait été gagnée, mais de haute lutte, et surtout Ralph n’avait pas eu le sentiment de recueillir la pleine approbation de Delphine, en tout cas sa coopération active. Bref, tout continua à rouler, et à baigner, jusqu’à ce que, trois ans plus tard, on atteigne le 10 mai. Ce samedi-là, l’appartement du 3ème étage de la rue La Fayette (l’entresol de la Place saint Georges n’était plus qu’un souvenir déjà ancien) se préparait à célébrer l’entrée de Mina dans l’âge de raison. On attendait au début de l’après-midi la quasi intégralité du cours élémentaire de l’école privée dans laquelle Mina était inscrite, plus quelques compagnes de manège et deux ou trois cousines du côté de la famille française. Delphine avait commandé au boulanger d’en bas tout un assortiment de pâtisseries, mais s’était chargée elle-même du gâteau préféré de Mina, une charlotte aux fraises assez compliquée à préparer. Ralph, qui donnait des heures supplémentaires de langue anglaise dans une école de commerce, n’avait pas encore eu le temps d’acheter un cadeau et avait dû s’y prendre au dernier moment (c’est à dire le matin même), ce qu’il avait en horreur. Mais la chance l’avait servi, il avait trouvé dans la vitrine d’un antiquaire, à quelques rues de la maison, le cadeau idéal, le cadeau parfait, le cadeau irréfutable (bien qu’un peu cher), une grande poupée ancienne en porcelaine, vêtue d’une robe de velours rouge cerise, ornée d’un flot de dentelles très légèrement froissées et à peine jaunies. Le marchand lui montra comment elle ouvrait et fermait les yeux si on la secouait un peu, Ralph secoua lui-même la poupée, ça faisait clic et cloc, les joues avaient une belle couleur vermillon, il se sentit Jean Valjan en présentant sa carte de crédit. Cent trente euros, Monsieur, s’il vous plaît. Contrairement à ses prévisions, il revint donc à temps, le paquet dissimulé dans son cartable, pour le rapide déjeuner dont l’heure avait été avancée en raison des circonstances.
La suite, la suite est courue d’avance. L’appartement fut livré à une horde de petits chevaux échappés du haras, escaladant le sofa sous lequel le chat s’était terré, galopant à travers les pièces, le museau barbouillé de sucre et de coca cola. Quand Delphine apporta la charlotte aux fraises couronnée des sept bougies, tout le monde était déjà en sueur. La table fut aussitôt recouverte de paquets, Mina les ouvrit en prenant son temps, seule assise pendant que l’assemblée faisait cercle autour d’elle, la regardant déchirer le papier, sortir le cadeau, admirer, remercier. Elle arriva à la poupée en porcelaine, que Ralph avait déposée anonymement avec les autres paquets, coupa la ficelle, déchira le papier, sortit les joues vermillon, la robe cerise, les yeux qui clignaient, embrassa son père (une petite carte avait été jointe, Bon anniversaire, ma chérie), et passa au paquet suivant. Celui-ci était de petite taille, et Mina s’en empara un peu plus fébrilement que des autres. « C’est elle, c’est elle, je crois ». C’était elle, en effet, Barbie la Blonde, sobrement vêtue d’un maillot de bain, la poitrine avantageuse ceinte d’une banderole sur laquelle était inscrit en lettres dorées et penchées Miss Monde. La joie, à ce degré d’intensité, est inexprimable. Mais la consternation aussi. Ralph était sonné. Il regarda d’un œil vide sa fille (sa fille!) faire marcher et tourner l’affreux machin sur la table, comme marchent et tournent les mannequins, tandis qu’elle parlait avec animation avec la petite coupable (qui se révéla être une certaine Lili, inconnue au bataillon jusqu’à ce jour).
– Comme elle est jolie, dit-il d’une voix épouvantablement rauque, en approchant de la table avec un air de satyre bienveillant. Qui t’a offert ça?
– C’est Lili.
Puis Mina ajouta à l’intention de Lili, charmée de voir son cadeau ainsi distingué :
– Mon père déteste les Barbies.
– Pourquoi?
– Il les dé-tes-te. Mais moi je les a-do-re. (Mina avait adopté depuis peu cette façon de détacher les syllabes, dès qu’elle voulait donner un tour définitif à son propos).
Il y eut encore de nombreux jeux, quelques disputes, et quand les mères vinrent rechercher leur enfant, le chat n’était pas encore sorti de dessous le sofa. On remit au lendemain, qui était un dimanche, le rangement de l’appartement et Ralph coucha Mina, en omettant exceptionnellement l’histoire quotidienne, tant elle était fatiguée. Elle s’endormit aussitôt en souriant aux anges.
Que faire? Comment agir pour parer le coup? Comme font des parents(la plupart du moins) dès qu’il y va du sort de leur enfant, il décida d’en discuter avec Delphine. Mais elle aussi était fatiguée, et de surcroît ne voyait pas quel était le problème.
– Mais c’est insensé! Comment est-ce-que tu peux accepter que ta fille, ta fille!, participe à cette représentation misogyne du corps de la femme, à cette servitude consentie, comment peux-tu accepter une seule seconde ces paillettes,la pauvreté de cet imaginaire,cette idée conventionnelle de la beauté, cette façon de célébrer la coquetterie?
– Écoute, tu t’énerves pour pas grand chose. Toutes les petites filles aiment jouer avec ce genre de poupées, moi aussi quand j’avais son âge, ça n’engage pas leur avenir, et puis la conscience politique à sept ans, tu sais…
– Mais justement! C’est à cet âge que c’est le plus vulnérable! Tu peux comprendre ça, quand même!
Mais Delphine ne le pouvait pas parce qu’elle s’était déjà endormie, ayant pris son somnifère comme elle le faisait chaque soir depuis peu.
Ralph passa une très mauvaise nuit. Quand il finit par sombrer dans le sommeil, il avait pris sa décision. Il se leva tôt le lendemain (pour un dimanche), mit en route le café comme chaque matin, versa le lait demi écrémé et biologique dans la casserole pour le cacao de Mina et commença un rangement un peu nonchalant. Il ramassa les derniers papiers qui traînaient, rassembla les cadeaux sur la console de l’entrée, à côté du téléphone, porta les verres et les assiettes sales en carton dans la poubelle de la cuisine, et quand la table fut entièrement débarrassée, à l’exception de Miss Monde couchée là toute seule au milieu des débris de gâteaux et des tâches de sirop, il attrapa prestement la nappe en papier, en fit une boule, et fourra le tout derrière le vieux fer à repasser qu’on n’utilisait plus, tout en bas du petit placard qui servait de débarras. Au trou, la Barbie. La journée pouvait commencer, le combat aussi.
Il ne fut pas vainqueur. Naturellement, la première pensée de Mina quand elle se réveilla fut pour sa poupée (pas la Cosette). On chercha partout, sous le sofa, derrière le buffet, dans tous les tiroirs, et même dans la poubelle qui fut retournée sur un journal étalé au-dessus du carrelage de la cuisine, mais rien n’y fit, elle était introuvable. Les recherches durent s’interrompre quelques instants au moment du déjeuner, qui fut rapide et morne, puis reprirent jusqu’à la tombée de la nuit. On retrouva la clé du vélo de Delphine, une carte de crédit qui était remplacée depuis longtemps, des papiers de bonbons froissés derrière la table de nuit de Mina (mais là n’était plus la question), quelques mégots de cigarette qu’un invité indélicat avait sans doute dissimulés sous la bonnetière du salon, et puis les choses habituelles qui réapparaissent dans ces cas-là, un bouton irremplaçable, le taille-crayons plat en acier de Ralph, une moitié de biscotte, deux ou trois chaussettes, de celles qui s’éclipsent mystérieusement sans laisser d’indices. On ne retrouva pas Miss Monde. Mina cherchait à expliquer la disparition, lançait des accusations de vol sans avancer vraiment un nom (encore que celui de Mathilde lui vînt souvent à l’esprit), Delphine penchait plutôt pour la fatalité qui prenait la forme du petit corps enseveli sous la masse de papiers-cadeaux (que certaines mères avaient ramassés dans la hâte au moment du départ, dans un effort louable pour corriger l’énormité du désordre), Ralph ne disait rien, préoccupé et affairé, dirigeant les recherches, détestant sa duplicité, mais clouant sa conscience au pilori de la juste cause. Il comptait sur le temps qui apaise, comme chacun sait, tous les chagrins, il comptait sur les distractions du lendemain, la routine reprenant son cours, le spectacle qui continue.
Cependant, le soir venu, quand Mina comprit que sa poupée avait ré-elle-ment disparu, qu’on avait cherché partout et rien trouvé, elle fut prise d’un accès de désespoir qui se traduisit pour la première fois de la journée par une crise de larmes. Elle ne voulut rien avaler au dîner, et, toujours en pleurs, serrant contre elle son « gribouille » (un vieux morceau de baby-gros, datant des premiers mois de sa vie qu’elle avait depuis peu laissé de côté, victoire dont Ralph s’attribuait presque entièrement le mérite), elle finit par s’endormir, en proie au noir chagrin. Devant le petit visage contracté par une tristesse violente, Ralph comprit qu’il était défait. Quand toute la maison fut endormie, tel un cambrioleur qui connaît les lieux comme sa poche, avec d’infinies précautions pour éviter le moindre grincement de parquet, sans allumer aucune lumière, il ouvrit la porte du petit placard, sortit la Barbie emmaillotée dans la nappe de papier crasseux et la déposa précautionneusement sur l’oreiller de Mina. On trouverait toujours une histoire demain matin.
Le lendemain, il n’avait pas de cours avant l’après-midi. Il était en train de préparer la table du petit-déjeuner, quand il entendit un hurlement venant de la chambre de Mina. Deux hurlements, à la vérité, car Delphine elle aussi avait assisté au miracle. Il vit apparaître la petite qui brandissait sa poupée.
– Je l’ai retrouvée, regarde, je l’ai retrouvée!
– Je l’ai retrouvée, tu veux dire.
– Mais où elle était?
Ralph entreprit de raconter l’histoire de la lettre volée, que ça serve au moins à quelque chose. Évidemment, un peu modifiée, l’histoire. La meilleure façon de dissimuler quelque chose, dit-il en substance (non, pas dissimuler, il se reprit à temps), la meilleure façon de retrouver quelque chose de précieux qui s’est égaré, c’est de regarder là où l’on on n’aurait pas idée de le rechercher. Par exemple, une lettre. Imagine une lettre qui peut être très dangereuse si elle tombe en de mauvaises mains. Or celui qui peut s’en servir pour faire du mal réussit à la voler. Le propriétaire de la lettre sait qui a fait le coup. Il appelle un policier pour qu’il fouille la maison du voleur. Le policier inspecte chaque centimètre de la maison, il cherche partout, ouvre tous les tiroirs, y compris les tiroirs secrets, regarde derrière la glace du salon, sous les lits, sous les tapis, dans les armoires, partout, même à l’intérieur du four et du réfrigérateur. Mais il ne trouve rien. Et pourquoi?
– Parce qu’elle n’est plus dans la maison du voleur!
– Pas du tout. Parce que c’est un policier qui a cherché, et qu’il l’a fait avec des moyens de policier, avec un microscope, des tas d’instruments scientifiques, et des idées de policier. Mais le policier a un ami qui sait comment il faut chercher.
– Comment il faut chercher?
– En se mettant à la place du voleur, avec les idées du voleur pour trouver une cachette. Et comme c’était un voleur très astucieux, il n’a pas caché la lettre, il l’a laissée dans un endroit où tout le monde pouvait la voir,là où un policier n’aurait jamais eu l’idée de chercher.
– Alors, elle était où, la lettre?
– Sur le bureau, au-dessus de la pile du courrier.
– Mais on n’a pas volé ma Barbie!
– Et ta Barbie, en allant hier soir dans ta chambre pour éteindre la lumière, j’ai eu l’idée de regarder à l’intérieur de ta maison de poupées, c’est là où elle était.
On n’épilogua pas davantage sur les circonstances merveilleuses quoique légèrement embrouillées de la découverte et voilà comment, pour avoir réussi à sauver la Barbie, Ralph doubla, si l’on peut dire, son auréole de Père Parfait.
Les choses n’en restèrent pas là. Bien sûr, la vie reprit son cours, l’irritation de Ralph finit par se calmer avec le temps, mais quelque chose avait changé. Et d’abord, il fallut habiller Miss Monde, qui ne pouvait pas raisonnablement passer sa vie en maillot de bain. Ralph prit l’habitude de fermer les yeux sur les différentes tenues qui faisaient leur apparition, à intervalles très réguliers, des petits chapeaux, des robes sans manches, des robes avec manches, des jupes longues pour le soir, des tailleurs pour aller travailler, une blouse de docteur, un costume complet d’équitation…Il ne put cependant pas s’empêcher de remarquer que l’introduction de ces vêtements de poupée coïncidait assez exactement avec les déplacements de Delphine. Son travail pour l’agence de publicité l’obligeait en effet assez souvent à organiser des réunions en province où, contre rémunération, des consommateurs s’entassaient dans un local en général dépourvu de fenêtres pour répondre à un questionnaire extrêmement détaillé. Les rémunérés analysaient, discutaient, chacun selon leur propre sensibilité, le nom de telle huile de table, Huilex, Huilor, Bioil, la matière de tel emballage d’un produit cosmétique, plastique (souple ou rigide), carton (dégradable ou non), la couleur de tel médicament, le bleu ou le rouge ou le blanc pour le comprimé contre la douleur, et cela à l’infini. Accompagnée de son « binôme », comme elle disait, un certain Marc que Ralph avait rencontré une fois ou deux et qu’il ne trouvait pas plus sympathique que ça, Delphine s’absentait de plus en plus souvent, et de plus en plus longtemps, sans dire toujours où elle allait ni pour combien de temps. Mais, apparemment, avant de prendre son train de retour, elle trouvait toujours le temps de passer dans un magasin de Troyes, de Reims ou de Lyon acheter pour Miss Monde une robe de plus ou une petite capeline.
Et puis les choses s’accélérèrent. D’autres Barbies arrivèrent, sans qu’on en connaisse exactement la provenance : c’était une camarade de classe de Mina qui lui en avait prêtée une pour quelques jours, mais les quelques jours devenaient immanquablement de longs mois, puis devenaient toujours, c’étaient de menues récompenses, ou des consolations, puis des occasions qui ne se représenteraient pas, puis la Barbie que Delphine achetait maintenant régulièrement à Mina et sans plus se cacher pour compléter ce qui était devenu une collection. Une collection de Barbies, c’était ce que Ralph pouvait voir quand il rentrait le soir dans la chambre de sa fille pour lui lire l’histoire rituelle avant qu’elle ne s’endorme, une collection de Barbies, alignées sur l’étagère au-dessus de son lit, une quinzaine au bas mot. Barbie en tenue de ski, Barbie en pantalon de golf, Barbie en astronaute, Barbie en trapéziste, Barbie en robe de cocktail (en plusieurs exemplaires), Barbie en mariée et même Barbie en étudiante, dotée d’une jupe écossaise et d’une jolie monture de lunettes. Celle-là était particulièrement détestable. Un soir, (un an environ s’était écoulé depuis le fatal cadeau), Ralph faisait couler le bain de sa fille, qui finissait ses devoirs. Delphine, exceptionnellement, se trouvait à la maison, en train d’éplucher des courgettes pour le dîner. Quand il revint dans la salle de bains, il aperçut tout un amas de choses s’entrechoquant dans la baignoire, c’était Mina qui avait eu l’idée de faire prendre un bain aux poupées. Les petites Ophélies en plastique, complètement raides et nues, flottaient dans la baignoire, les cheveux tourbillonnant sous le flot du robinet, le nylon blond et fin tout emmêlé s’accrochant à la surface de l’eau comme d’immondes vermicelles. Ce fut, comme on dit, la goutte d’eau qui fit déborder le vase de sa colère longtemps contenue. Sans ouvrir la bouche, il se rua dans son bureau pour chercher une paire de ciseaux, et entreprit, non pas de couper, mais de tondre chaque poupée. Les cheveux tombaient en masse molle dans l’eau, puis s’éparpillaient immédiatement, les ciseaux crissaient, Mina hurlait. Ralph s’attaquait aux racines (avec beaucoup de difficultés) quand Delphine finit par sortir de la cuisine. Elle vit un homme déjà un peu corpulent, penché au-dessus de la baignoire, tenant une poupée dans une main, une paire de ciseaux dans l’autre, et coupant, taillant, sourd aux cris de la petite, un air d’égarement sur le visage.
Quand les ciseaux furent ôtés des mains de Ralph, un étranger à la maison, employé du gaz venant relever le compteur, visiteur inopiné, livreur de pizza, huissier qui passait, aurait pu constater les dégâts s’il avait été présent à ce moment-là. Mais ils étaient seuls tous les trois, Mina pleurant à petits coups, dans un roulement de sanglots quasi méthodique, Delphine muette de colère, les Barbies étendues nues et quasi tondues sur le tapis de bain et lui, hors de sens et incapable de réparer ou d’expliquer, l’auréole brisée en mille morceaux. Ralph fit la seule chose à faire, il prit son manteau et seul le sentiment de sa dignité lui fit claquer la porte.
Il passa la nuit chez son ami Walter, un célibataire entouré de journaux qui ne quittait pas sa tanière (« mais tu crois qu’il a déjà eu une expérience sexuelle, une seule au moins », demandait invariablement Delphine dès que le sujet de Walter venait sur le tapis. Question destinée à demeurer à jamais sans réponse et qui selon Ralph n’aurait jamais dû se poser). Walter ne comprit pas grand chose à cette histoire de Barbies et de cheveux tondus, mais il prépara un plat de pâtes au fromage puis déplia le canapé. Le retour à l’appartement de la rue La Fayette s’opéra dès le lendemain, après les cours. Il fut accueilli par l’indifférence très démonstrative à laquelle il s’attendait exactement.
Il soumit à Mina la proposition qu’il avait échafaudée durant la nuit (le canapé de Walter n’était pas des plus confortables).
– Tu sais qu’il y a la kermesse de l’école, samedi prochain.
– Non
– Ce n’était pas une question (tellement de choses ne sont plus des questions!). Donc, samedi, comme tu le sais, il y a une kermesse où les élèves vendent les choses qu’elles ne veulent plus garder. Alors, maintenant que…, enfin, maintenant, tu pourrais vendre ta collection de Barbies. Si tu les habilles bien et que tu leur couvres la tête avec un joli chapeau,un bonnet, un foulard, un capuchon…
A cet instant, Delphine fit irruption dans la chambre et lui cria d’arrêter, que ça suffisait comme ça, que ça devenait malsain, cette obsession de Barbies, et d’abord qu’il laisse la petite tranquille, un point c’est tout. Ralph refusa la diversion qui s’offrait.
– Et c’est toi qui serait la marchande. Je pourrais t’aider à rassembler les choses que tu veux vendre, et je les transporterai à l’école. Qu’est-ce que tu en penses?
– Si tu veux…
Pourquoi Mina avait donné son accord (même si l’enthousiasme de la réponse était assez mitigé), c’est un détail qui n’a pas encore trouvé sa résolution.
Le samedi, Ralph et Mina emballèrent un monceau de jouets, de livres, de vêtements et tout ce dont Mina, en proie à l’ivresse du renoncement, de la répudiation trouvait bon à se défaire : les Martine, La cuisine est un jeu d’enfant, Mon premier herbier (comme s’il risquait d’en avoir un second!), des bottines prétendument trop petites, la poupée Cosette, une dînette en porcelaine, un porte-plume vénitien, un béret de velours fuchsia Sonia Rykiel, les gants assortis parsemés de larmes de strass. Et beaucoup d’autres choses. Et les Barbies, au grand complet. Il faisait un temps de kermesse anglaise, garden-party ou même Ascot, Mina donnait à Ralph ses instructions pour déployer la marchandise sur son stand (deux tables d’école mises bout à bout et recouvertes de la toile rayée blanche et bleue d’une ancienne chaise-longue). Quand ce fut fini, il restait quelques minutes avant l’ouverture des portes, et Ralph sortit dans la rue pour en griller une (il avait recommencé à fumer depuis peu, mais préférait tenir Mina en dehors de ce genre d’écarts).
A son retour, il vit tout de suite que les affaires marchaient bien. Plusieurs petites filles, accompagnées de leurs parents, entouraient le stand bleu et blanc, discutant des mérites de la marchandise et des prix (Ralph avait confectionné de petites étiquettes), essayant de marchander, la plupart du temps avec succès. En un tournemain, le béret et les gants roses furent enlevés, ainsi que la dînette, la Cosette, les Martine, et caetera. Mais aucune Barbie ne figurait dans toutes ces autres choses. Parfois, au cours de l’après-midi, une mère s’approchait du stand dévasté où seules les poupées étaient étalées, inspectait la fraîcheur de la toilette, l’état des jambes et des bras puis, invariablement, soulevait le chapeau, le bonnet ou le capuchon, considérait les petits taillis de cheveux et s’éloignait avec un sourire navré (« Pauvre poupée, osa l’une d’elles d’une voix de chevrette, aiguisant une curiosité déjà bien affilée à la pierre de la Compassion, pôôvre poupée, mais qu’est-ce qui lui est arrivée? » Mina fut très bien. Pas un mot.) A la fin de la kermesse, on en était encore là. Mina avait pris son regard horizontal, signe que les larmes allaient couler, il fallait aviser.
Deux solutions. Ou remettre l’argent à une amie de Mina pour acheter le lot en recommandant le secret, enfin une qui n’est pas encore partie (tiens, la petite Lili, par exemple), ou le faire directement. Solution numéro deux préférable (on n’a aucune assurance que les promesses de discrétion seront tenues ; on peut même parier sur le contraire). C’est ainsi que le pauvre Ralph fit ce qu’on ne fait jamais que dans les cauchemars, c’est à dire la chose qu’on redoute le plus ou qui vous fait horreur, la chose qui est en contradiction avec l’être tout entier. Il s’approcha du stand d’un air de client (prenant une allure de promeneur passant là par hasard, puis frappé par le spectacle qui s’offrait à lui, s’arrêtant brusquement devant les poupées)et s’adressa à la marchande :
– Mais vous avez une collection presque complète de Barbies, Madame! Est-ce que vous les vendez toutes?
– Oui Monsieur
– Et combien est-ce qu’elles coûtent?
– 5 euros chacune
– Mais vous me roulez, Madame!
– Alors, 4 euros
– D’accord, je les prends toutes
– ça fera 50 euros s’il vous plaît
(Mina, 4 fois 15! Pose ta multiplication)
– ça fera 60 euros
– Voilà, Madame

Et puis, assez joué. On remballa.
Sur le chemin de la maison, tandis qu’il fumait mélancoliquement sa septième Player de l’après-midi, tenant à la main un sac en plastique rempli de Barbies et que Mina faisait le compte de son argent, deux vers ne cessèrent de rouler dans la tête de Ralph que la mère de Delphine avait l’habitude de réciter doctement et à tout bout de champ, deux vers sans aucun rapport avec la situation, sinon peut-être le dernier mot:
Que pensez-vous qu’il arriva?
Ce fut le serpent qui creva.

Par Catherine Maubert

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